Alphonse Daudet

Port-Tarascon: Dernières aventures de l'illustre Tartarin


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et même, par d'ingénieuses combinaisons, avec 50 francs de plus, les maisons seraient aménagées selon les besoins de chacun.

      Vous pensez si les imaginations tarasconnaises se mirent à travailler à la lecture de ces merveilles. Dans toutes les familles on faisait des plans. L'un rêvait des persiennes vertes, l'autre un joli perron; celui-ci voulait de la brique, celui-là du moellon. On dessinait, on coloriait, on ajoutait un détail à un autre; un pigeonnier serait gracieux, une girouette ne ferait pas mal.

      «Oh! Papa, une véranda!

      — Va pour la véranda, mes enfants!»

      Pour ce qu'il en coûtait.

      En même temps que les braves habitants de Tarascon se passaient ainsi toutes leurs fantaisies d'installations idéales, les articles du Forum et du Galoubet étaient reproduits dans tous les journaux du Midi, les villes, les campagnes inondées de prospectus à vignettes encadrés de palmiers, de cocotiers, bananiers, lataniers, toute la faune exotique; une propagande effrénée s'étendait sur la Provence entière.

      Par les routes poudreuses des banlieues de Tarascon passait au grand trot le cabriolet de Tartarin, conduisant lui-même avec le Père Bataillet assis près de lui sur le devant, serrés l'un près de l'autre pour faire un rempart de leurs corps au duc de Mons, enveloppé d'un voile vert et dévoré par les moustiques, qui l'assaillaient rageusement de tous côtés, en troupes bourdonnantes, altérés du sang de l'homme du Nord, s'acharnant à le boursoufler de leurs piqûres.

      C'est, qu'il en était, du Nord, celui-là! Pas de gestes, peu de paroles, et un sang-froid!… Il ne s'emballait pas, voyait les choses comme elles sont, posément. On pouvait être tranquille.

      Et sur les placettes ombragées de platanes, dans les vieux bourgs, les cabarets mangés de mouches, dans les salles de danse, partout, c'étaient des allocutions, des sermons, des conférences.

      Le duc de Mons, en termes clairs et concis, d'une simplicité, de vérité toute nue, exposait les délices de Port-Tarascon et les bénéfices de l'affaire; l'ardente parole du moine prêchait l'émigration à la façon de Pierre l'Ermite. Tartarin, poudreux de la route comme au sortir d'une bataille, jetait de sa voix sonore quelques phrases ronflantes:»victoire, conquête, nouvelle patrie, «que son geste énergique envoyait au loin, par-dessus les têtes.

      D'autres fois se tenaient des réunions contradictoires, où tout se passait par demandes et réponses.

      «Y a-t-il des bêtes venimeuses?

      — Pas une. Pas un serpent. Pas même de moustiques. En fait de bêtes fauves, rien du tout.

      — Mais on dit que là-bas, dans l'Océanie, il y a des anthropophages?

      — Jamais de, la vie! Tous végétariens…

      — Est-ce vrai que les sauvages vont tout nus?

      — Çà, c'est peut-être un peu vrai, mais pas tous. D'ailleurs nous les habillerons.»

      Articles, conférences, tout eut un succès fou. Les bons s'enlevaient par cent et par mille, les émigrants affluaient, et pas seulement de Tarascon, de tout le Midi! Il en venait même de Beaucaire. Mais, halte là! Tarascon les trouvait bien hardis, ces gens de Beaucaire!

      Depuis des siècles, entre les deux cités voisines, séparées seulement par le Rhône, gronde une haine sourde qui menace de ne plus finir.

      Si vous en cherchez les motifs, on vous répondra des deux côtés par des mots qui n'expliquent rien:

      «Nous les connaissons, les Tarasconnais…,» disent les gens de

       Beaucaire, d'un ton mystérieux.

      Et ceux de Tarascon ripostent en clignant leur oeil finaud:

      «On sait ce qu'ils valent, messieurs les Beaucairois.»

      De fait, d'une ville à l'autre les communications sont nulles, et le pont qu'on a jeté entre elles ne sert absolument à rien. Personne ne le franchit jamais. Par hostilité d'abord, ensuite parce que la violence du mistral et la largeur du fleuve à cet endroit en rendent le passage très dangereux.

      Mais si l'on n'acceptait pas de colons de Beaucaire, l'argent de tout le monde était parfaitement accueilli. Les fameux hectares à 5 francs (rendement de plusieurs mille francs par an) se débitaient par fournées. On recevait aussi de partout les dons en nature que les fervents de l'oeuvre envoyaient pour les besoins de la colonie. Le Forum publiait les listes, et parmi ces dons se trouvaient les choses les plus extraordinaires:

      Anonyme: Une boîte de petites perles blanches.

      — Un lot de numéros du Forum.

      M. Bécoulet: Quarante-cinq résilles en chenilles et perles pour les femmes indiennes.

      Mme Dourladoure: Six mouchoirs et six couteaux pour le presbytère.

      Anonyme: Une bannière brodée pour l'orphéon.

      Anduze, de Maguelonne: Un flamant empaillé.

      Famille Margue: Six douzaines de colliers de chiens.

      Anonyme: Une veste soutachée.

      Une dame pieuse de Marseille: Une chasuble, un orfroi de thuriféraire et un pavillon de ciboire.

      La même: Une collection de coléoptères sous verre.

      Et, régulièrement, dans chaque liste, était mentionné un envoi de

       Mlle Tournatoire: Costume complet pour habiller un sauvage. C'était sa préoccupation constante, à cette bonne vieille demoiselle.

      Tous ces dons bizarres, fantaisistes, où la cocasserie méridionale étalait son imagination, étaient dirigés par pleines caisses sur les docks, les grands magasins de la Colonie libre, établis à Marseille. Le duc de Mons avait fixé là son centre d'opérations.

      De ses bureaux, luxueusement installés, il brassait en grand les affaires, montait des sociétés de distillerie de canne à sucre ou d'exploitation du tripang, sorte de mollusque dont les Chinois sont très friands et qu'ils payent fort cher, disait le prospectus. Chaque journée de l'infatigable duc voyait éclore une idée nouvelle, poindre quelque grande machination qui le soir même se trouvait lancée.

      Entre temps, il organisait un comité d'actionnaires marseillais sous la présidence du banquier grec Kagaraspaki, et des fonds étaient versés à la banque ottomane Pamenyaï-ben-Kaga, maison de toute sécurité.

      Tartarin passait maintenant sa vie, une vie enfiévrée, à voyager de Tarascon à Marseille et de Marseille à Tarascon. Il chauffait l'enthousiasme de ses concitoyens, continuait la propagande locale, et tout à coup filait par l'express pour aller assister à quelque conseil, quelque réunion d'actionnaires. Son admiration pour le duc grandissait chaque jour.

      Il donnait à tous comme exemple le sang-froid du duc de Mons, la raison du duc de Mons:

      «Pas de danger qu'il exagère, celui-là; avec lui, pas de ces coups de mirage que Daudet nous a tant reprochés!»

      En revanche, le duc se montrait peu, toujours abrité sous sa gaze à moustiques, parlait encore moins. L'homme du Nord s'effaçait devant l'homme du Midi, le mettait sans cesse en avant et laissait à son intarissable faconde le soin des explications, des promesses, de tous les engagements. Il se contentait de dire:

      «Monsieur Tartarin connaît seul toute ma pensée.»

      Et vous jugez si Tartarin était fier!

      Chapitre III

       La «Gazette de Port-Tarascon». — Bonnes nouvelles de la colonie. — En Polygamille — Tarascon se prépare à lever l'ancre. — «Ne partez pas! Au nom du ciel, ne partez pas!»

      Un matin, Tarascon s'éveilla avec cette dépêche à tous les coins de rue: