commence à grisonner. Tu veux la vérité? La voici. Nous savons tous que la vie des camps ne rend pas les gens de guerre chastes et réservés comme des jeunes filles élevées chez nos druidesses vénérées; nous savons encore, parce que nous en avons bu souvent, oh! très-souvent, que notre vin des Gaules nous met en humeur joyeuse ou tapageuse… Nous savons enfin qu'en garnison le jeune et fringant soldat, qui porte fièrement sur l'oreille une aigrette à son casque, en caressant sa moustache blonde ou brune, ne garde pas longtemps pour chers amis les pères qui ont de jolies filles ou les maris qui ont de jolies femmes… Mais tu m'avoueras, Scanvoch, qu'un soldat, qui d'habitude s'enivre comme une brute, et qui fait lâchement violence aux femmes, mérite d'être régalé d'une centaine de coups de ceinturon bien appliqués sur l'échine, et d'être ensuite chassé honteusement du camp: est-ce vrai?
— C'est vrai; mais pourquoi me dire ceci à propos de Victorin?
— Écoute encore, ami Scanvoch, et réponds-moi. Si un obscur soldat mérite ce châtiment pour sa honteuse conduite, que mériterait un chef d'armée qui se dégraderait ainsi?…
— Oserais-tu prétendre que Victorin ait jamais fait violence à une femme et qu'il s'enivre chaque jour? m'écriai-je indigné. Je dis que tu mens, ou que ceux qui t'ont rapporté cela ont menti… Voilà donc ces bruits indignes qui circulent dans le camp sur Victorin! Et vous êtes assez simples ou assez enclins à la calomnie pour les croire?…
— Le soldat n'est déjà pas si simple, ami Scanvoch; seulement il n'ignore pas le vieux proverbe gaulois: _On n'attribue les brebis perdues qu'aux possesseurs de troupeaux… _Ainsi, par exemple, tu connais le capitaine Marion? tu sais? cet ancien ouvrier forgeron?…
— Oui, l'un des meilleurs officiers de l'armée…
— Le fameux capitaine Marion, qui porte un boeuf sur ses épaules, ajouta un des soldats, et qui peut abattre ce boeuf d'un seul coup de poing, aussi pesant que la niasse de fer d'un boucher.
— Et le capitaine Marion, ajouta un autre rameur, n'en est pas moins bon compagnon, malgré sa force et sa gloire; car il a pour ami de guerre, pour saldune, comme on disait au temps jadis, un soldat, son ancien camarade de forge.
— Je connais la bravoure, la modestie, la haute raison et l'austérité du capitaine Marion, leur dis-je; mais à quel propos le comparer à Victorin?…
— Un mot encore, ami Scanvoch. As-tu vu, l'autre jour, entrer dans Mayence ces deux bohémiennes traînées dans leur chariot par des mules couvertes de grelots, et conduites par un négrillon?
— Je n'ai pas vu ces femmes, mais j'ai entendu parler d'elles.
Mais, encore une fois, à quoi bon tout ceci à propos de Victorin?
— Je t'ai rappelé le proverbe: On n'attribue les brebis perdues qu'aux possesseurs de troupeaux… parce que l'on aurait beau attribuer au capitaine Marion des habitudes d'ivrognerie et de violence envers les femmes, que, malgré sa simplesse, le soldat ne croirait pas un mot de ces mensonges, n'est-ce pas? De même que, si l'on attribuait quelque débauche à ces coureuses bohémiennes, le soldat croirait à ces bruits?
— Je te comprends, Douarnek, et comme toi je serai sincère… Oui, Victorin aime la gaieté du vin, en compagnie de quelques camarades de guerre… Oui, Victorin, resté veuf à vingt ans, après quelques mois de mariage, a parfois cédé aux entraînements de la jeunesse; sa mère a souvent regretté, ainsi que moi, qu'il ne fût pas d'une sévérité de moeurs, d'ailleurs assez rare à son âge… Mais, par le courroux des dieux! moi, qui n'ai pas quitté Victorin depuis son enfance, je nie que l'ivresse soit chez lui une habitude; je nie surtout qu'il ait jamais été assez lâche pour violenter une femme!…
— Ton bon coeur te fait défendre le fils de ta soeur de lait, Scanvoch, quoique tu le saches coupable, à moins que tu nies ce que tu ignores…
— Qu'est-ce que j'ignore?
— Une aventure que chacun sait dans le camp.
— Quelle aventure? Dis-la…
— Il y a quelque temps, Victorin et plusieurs officiers de l'armée ont été boire et se divertir dans une des îles des bords du Rhin où se trouve une taverne… Le soir venu, Victorin, ivre comme d'habitude, a fait violence à l'hôtesse; celle-ci, dans son désespoir, s'est jetée dans le fleuve… où elle s'est noyée…
— Un soldat qui se conduirait ainsi sous un chef sévère, dit un des rameurs, porterait sa tête sur le billot…
— Et ce supplice, il l'aurait mérité, ajouta un autre rameur; j'aimerais, comme un autre, à rire avec mon hôtesse; mais lui faire violence, c'est une sauvagerie digne de ces écorcheurs franks dont les prêtresses, cuisinières du diable, font bouillir nos prisonniers dans leur chaudière.
J'étais resté si stupéfait de l'accusation portée contre Victorin, que, pendant un moment, j'avais gardé le silence; mais je m'écriai:
— Mensonge!… mensonge aussi infâme que l'eût été une pareille conduite! Qui ose accuser le fils de Victorin d'un tel crime?
— Un homme bien informé, me répondit Douarnek.
— Son nom? le nom de ce menteur?
— Il s'appelle Morix; il était le secrétaire d'un parent de
Victoria, venu au camp il y a un mois.
— Ce parent est Tétrik, gouverneur de Gascogne, dis-je stupéfait; cet homme est la bonté, la loyauté mêmes, un des plus anciens, des plus fidèles amis de Victoria.
— Alors le témoignage de cet homme n'en est que plus certain.
— Quoi! lui, Tétrik! il aurait affirmé ce que tu racontes?
— Il en a fait part et l'a confirmé à son secrétaire, en déplorant l'horrible dissolution des moeurs de Victorin.
— Mensonge! Tétrik n'a que des paroles de tendresse et d'estime pour le fils de Victoria.
— Scanvoch, nous sommes tous deux Bretons; je sers dans l'armée depuis vingt-cinq ans: demande à mes officiers si Douarnek est un menteur.
— Je te crois sincère, mais l'on t'a indignement abusé!
— Morix, le secrétaire de Tétrik, a raconté l'aventure, non pas seulement à moi, mais à bien d'autres soldats du camp, auxquels il payait à boire… Cet homme a été cru sur parole, parce que plus d'une fois, moi, comme beaucoup de mes compagnons, nous avons vu Victorin et ses amis, échauffés par le vin, se livrer à de folles prouesses.
— L'ardeur du courage n'échauffe-t-elle pas les jeunes têtes autant que le vin?
— Écoute, Scanvoch, j'ai vu de mes yeux Victorin pousser son cheval dans le Rhin, disant qu'il voulait le traverser, et il eût été noyé si moi et un autre soldat, nous jetant dans une barque, n'avions été le repêcher demi-ivre, tandis que le courant entraînait son cheval… un superbe cheval noir, ma foi… Sais-tu ce qu'alors Victorin nous a dit? «Il fallait me laisser boire, puisque ce fleuve coule du vin blanc de Béziers.» Ce que je raconte n'est pas un conte, Scanvoch; je l'ai vu de mes yeux, je l'ai entendu de mes oreilles.
À cela, malgré mon attachement pour Victorin, je ne pus rien répondre: je le savais incapable d'une lâcheté, d'une infamie; mais aussi je le savais capable de dangereuses étourderies.
— Quant à moi, reprit un autre soldat, j'ai souvent vu, étant de faction près de la demeure de Victorin, séparée de celle de sa mère par un jardin, des femmes voilées sortir à l'aube de son logis; il en sortait de grandes, il en sortait de petites, il en sortait de grosses, il en sortait de maigres, à moins que le crépuscule ne me troublât la vue et que ce fût toujours la même femme.
— À cela, ta sincérité n'a rien à répondre, ami Scanvoch, me dit Douarnek; — car, en effet, je n'avais pu contredire cette autre accusation. — Ne t'étonne donc plus de notre croyance