Jean-François Champollion

Lettres écrites d'Égypte et de Nubie en 1828 et 1829


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On désire depuis longtemps que des personnes instruites dans les langues orientales visitent les couvents de la vallée des lacs de Natron et de la Haute-Égypte, et examinent les livres coptes ou autres que renferment les bibliothèques des moines chrétiens, lesquelles peuvent contenir des ouvrages importants. Cette visite pourrait être faite avec soin pendant le voyage, et il serait facile peut-être d'acquérir des manuscrits intéressants à peu de frais.

      19° Quelques voyageurs en Égypte ont parlé d'inscriptions en caractères inconnus, tracées ou gravées sur quelques monuments; on s'attacherait à les recueillir, précisément parce qu'elles sont considérées comme inconnues. Il en serait de même des manuscrits ou inscriptions en phénicien, dont il n'existe encore qu'un très-petit nombre en Europe, ainsi que des inscriptions en caractères persépolitains ou cunéiformes, dont l'alphabet n'est pas encore entièrement connu, quoique les monuments où ils sont employés ne soient pas très-rares. La découverte des hiéroglyphes phonétiques a concouru à accroître cet alphabet au moyen d'une courte inscription en caractères cunéiformes et en caractères égyptiens. On peut en trouver d'autres, qui seraient soigneusement copiées.

      20° Il manque à la Bibliothèque du Roi quelques-uns des plus utiles ouvrages de la littérature arabe. On aurait peut-être l'occasion de les acquérir à un prix convenable.

      Tels sont le but, le plan et les motifs d'un voyage en Égypte.

      Pour l'exécuter, M. Champollion n'attend plus que les ordres du Roi.

       Table des matières

       Table des matières

      Lyon, le 18 juillet 1828.

      Me voici arrivé à Lyon en très-bonne santé. J'ai trouvé notre ami M. Artaud prêt à me recevoir, et je me suis établi dans son musée.

      J'ai trouvé dans celui de la ville, entre autres morceaux curieux, une statuette en bronze, de 7 pouces de hauteur, représentant le dieu Nil, morceau d'un excellent travail. Je la fais dessiner pour mon Panthéon: c'est, jusqu'ici, une chose unique et que je suis bien aise d'avoir rencontrée.

      M. Artaud a écrit aujourd'hui à M. Sallier d'Aix, pour l'informer de mon prochain passage par cette ville. Je m'attends donc à faire une bonne récolte dans cette nombreuse collection, et j'y consacrerai deux jours s'il le faut.

      Toulon, 25 juillet 1828.

      Je suis arrivé ici hier au soir en parfaite santé et après un voyage moins pénible que la saison d'été et le ciel de Provence ne pouvaient le faire supposer. Partis d'Aix à trois heures du matin, nous étions à Toulon sur les six heures du soir; je me suis à peine aperçu de la chaleur pendant la route, grâce aux fourrures en laine dont je suis couvert; ce qui me fait croire que le proverbe vulgaire: Qui pare le froid pare le chaud, doit être émané comme tant d'autres de la sagesse des nations.

      Il m'a été impossible d'écrire d'Aix comme j'en avais le projet: le cabinet de M. Sallier m'a occupé pendant les deux jours que j'ai passés dans cette vieille ville. J'y ai trouvé quelques pièces importantes que j'ai copiées ou fait dessiner. Ce ne fut que le soir du second jour que M. Sallier me mit dans les mains un paquet de papyrus égyptiens non funéraires, dans lequel j'ai trouvé: 1° un long papyrus en fort mauvais état, qui m'a paru renfermer des observations astrologiques, le tout en belle écriture hiératique; 2° deux rouleaux contenant des espèces d'odes ou litanies à la louange d'un Pharaon; 3° un rouleau dont les premières pages manquent, mais qui contient les louanges et les exploits de Rhamsès-Sésostris en style biblique, c'est-à-dire sous la forme d'une ode dialoguée, entre les dieux et le roi.

      Cette affaire-ci est de la plus haute importance, et le peu de temps que j'ai donné à son examen m'a convaincu que c'est un vrai trésor historique. J'en ai tiré les noms d'une quinzaine de nations vaincues, parmi lesquelles sont spécialement nommés les Ioniens, Iouni, Iavani, et les Lyciens, Louka, ou Louki; plus les Éthiopiens, les Arabes, etc. Il est parlé de leurs chefs emmenés en captivité, et des impositions que ces pays ont supportées. Ce manuscrit a pleinement justifié mon idée sur le groupe qui qualifie les noms de pays étrangers, et ceux de personnages en langues étrangères. J'ai relevé avec soin tous ces noms de peuples vaincus, qui, étant parfaitement lisibles et en écriture hiératique, me serviront à reconnaître ces mêmes noms en hiéroglyphes sur les monuments de Thèbes, et à les restituer, s'ils sont effacés en partie.

      Cette trouvaille est immense, et ce manuscrit hiératique porte sa date à la dernière page. Il a été écrit (dit le texte) l'an IX, au mois de Paoni, du règne de Rhamsès le Grand. Je me propose d'étudier à fond ce papyrus, à mon retour d'Égypte.

      M. Sallier m'a promis de me donner l'empreinte en papier des trois pierres qui portent les fragments du décret romain relatif au prix des denrées et marchandises; je l'aurais faite moi-même, mais, malheureusement, on a rempli en plâtre durci les lettres du texte: on les fera laver et nettoyer.

      Toulon, le 29 juillet.

      J'ai reçu la première lettre de Paris, attendue déjà avec impatience. Ma série de numéros ne commencera qu'après l'embarquement, et ma première sera datée des domaines de Neptune, car j'espère que nous rencontrerons en route quelque bâtiment revenant en Europe, et qu'il sera possible de le charger d'un billet pour la France. Mais si par hasard nous sommes seuls sur le grand chemin du monde, vous n'aurez de mes nouvelles que dans deux mois au plus tôt, les départs d'Alexandrie pour France étant extrêmement rares. Notre corvette, destinée à convoyer les bâtiments marchands, ne convoiera personne. On n'ose plus se mettre en mer, non qu'il y ait danger de perte de corps ou de biens, mais parce que le commerce avec l'Égypte est dans un état complet de torpeur; l'Égypte elle-même n'envoie plus de coton. L'amiral m'assure, toutefois, que nos relations avec le pacha sont sur le pied le plus amical. Je vais avoir, du reste, des nouvelles positives sur notre position à l'égard de l'Égypte, car je reçois à l'instant un rendez-vous au lazaret, de la part de M. Léon de Laborde, arrivant d'Alexandrie en trente-trois jours. Il me dira certainement ce qu'il faut craindre ou espérer; le ton de sa lettre est d'ailleurs très-rassurant, et je n'en augure que de bonnes nouvelles.

      Nos Parisiens sont arrivés ce matin; et nos Toscans le soir, après un voyage de quinze jours. Ils ont eu toutes les peines du monde à traverser le cordon sanitaire établi à la frontière du Piémont par le roi de Sardaigne, qui, trompé par les exagérations d'un capitaine marchand de Marseille, débarqué à Gênes, s'est imaginé que la peste ravageait la Provence; les régiments ont marché pour occuper tous les débouchés des Alpes, et les lettres et journaux venant de France sont tailladés et passés au vinaigre. Il est connu en Italie que nous mourons ici et à Marseille par centaines: tandis que le temps est superbe, grâce à une brise d'ouest qui rafraîchit l'air et nous jettera en pleine mer en moins d'une heure.

      La mer promet d'être excellente. J'ai déjà essayé mon estomac, et je le crois assez bien amariné, ayant couru la rade en barque par une mer assez grosse.

      30 juillet.

      Il m'a été impossible de voir M. de Laborde; la brise était trop forte pour pouvoir sans danger communiquer avec le lazaret dans une petite embarcation; il m'indique un nouveau rendez-vous pour demain à une heure: mais à cette heure-là, je serai déjà loin de Toulon, puisque notre embarquement aura lieu entre neuf et dix heures du matin. Nos gros effets sont à bord, et nous sommes prêts à dire adieu à la terre ferme. On me fait espérer de toucher en Sicile. J'ai demandé à l'amiral qu'il permît au commandant de nous débarquer quelques heures à Agrigente; cela est accordé. C'est à la mer à nous le permettre maintenant.