Alexandre Dumas

Georges


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du Rempart, dominé par le morne de la Découverte, au sommet duquel se dressent des mâts de vaisseaux qui, d'ici, nous semblent fins et déliés comme des branches de saule; voici le cap Malheureux, voici la baie des Tombeaux, voici l'église des Pamplemousses. C'est dans ce quartier que s'élevaient les deux cabanes voisines de madame de La Tour et de Marguerite; c'est au cap Malheureux que se brisa le Saint-Géran; c'est à la baie des Tombeaux qu'on retrouva le corps d'une jeune fille tenant un portrait serré dans sa main; c'est à l'église des Pamplemousses, et deux mois après, que, côte à côte avec cette jeune fille, un jeune homme du même âge à peu près fut enterré. Or, vous avez deviné déjà le nom des deux amants que recouvre le même tombeau: c'est Paul et Virginie, ces deux alcyons des tropiques, dont la mer semble, en gémissant sur les récifs qui environnent la côte, pleurer sans cesse la mort, comme une tigresse pleure éternellement ses enfants déchirés par elle même dans un transport de rage ou dans un moment de jalousie.

      Et maintenant, soit que vous parcouriez l'île de la passe de Descorne, au sud-ouest, ou de Mahebourg au petit Malabar, soit que vous suiviez les côtes ou que vous enfonciez dans l'intérieur, soit que vous descendiez les rivières ou que vous gravissiez les montagnes, soit que le disque éclatant du soleil embrase la plaine de rayons de flamme, soit que le croissant de la lune argente les mornes de sa mélancolique lumière, vous pouvez, si vos pieds se lassent, si votre tête s'appesantit, si vos yeux se ferment, si, enivré par les émanations embaumées du rosier de la Chine, du jasmin de l'Espagne ou du frangipanier, vous sentez vos sens se dissoudre mollement comme dans une ivresse d'opium, vous pouvez, O mon compagnon, céder sans crainte et sans résistance à l'intime et profonde volupté du sommeil indien. Couchez-vous donc sur l'herbe épaisse, dormez tranquille et réveillez-vous sans peur, car ce léger bruit qui fait en s'approchant frissonner le feuillage, ces deux yeux noirs et scintillants qui se fixent sur vous, ce ne sont ni le frôlement empoisonné du bouqueira de la Jamaïque, ni les yeux du tigre de Bengale. Dormez tranquille et réveillez-vous sans peur; jamais l'écho de l'île n'a répété le sifflement aigu d'un reptile, ni le hurlement nocturne d'une bête de carnage. Non, c'est une jeune négresse qui écarte deux branches de bambou pour y passer sa jolie tête et regarder avec curiosité l'Européen nouvellement arrivé. Faites un signe, sans même bouger de votre place, et elle cueillera pour vous la banane savoureuse, la mangue parfumée ou la gousse du tamarin; dites un mot, et elle vous répondra de sa voix gutturale et mélancolique: «Mo sellave mo faire ça que vous vié.» Trop heureuse si un regard bienveillant ou une parole de satisfaction vient la payer de ses services, alors elle offrira de vous servir de guide vers l'habitation de son maître. Suivez-la, n'importe où elle vous mène; et, quand vous apercevrez une jolie maison avec une avenue d'arbres, avec une ceinture de fleurs, vous serez arrivé; ce sera la demeure du planteur, tyran ou patriarche, selon qu'il est bon ou méchant; mais, qu'il soit l'un ou l'autre, cela ne vous regarde pas et vous importe peu. Entrez hardiment, allez vous asseoir à la table de la famille; dites: «Je suis votre hôte.» et alors la plus riche assiette de Chine, chargée de la plus belle main de bananes, le gobelet argenté au fond de cristal, et dans lequel moussera la meilleure bière de l'île, seront posés devant vous; et, tant que vous voudrez, vous chasserez avec son fusil dans ses savanes, vous pécherez dans sa rivière avec ses filets; et, chaque fois que vous viendrez vous-même ou que vous lui adresserez un ami, on tuera le veau gras; car ici l'arrivée d'un hôte est une fête, comme le retour de l'enfant prodigue était un bonheur.

      Aussi les Anglais, ces éternels jalouseurs de la France, avaient-ils depuis longtemps les yeux fixés sur sa fille chérie, tournant sans cesse autour d'elle, essayant tantôt de la séduire par de l'or, tantôt de l'intimider par les menaces: mais à toutes ces propositions la belle créole répondait par un suprême dédain, si bien qu'il fut bientôt visible que ses amants, ne pouvant l'obtenir par séduction, voulaient l'enlever par violence, et qu'il fallut la garder à vue comme une monja espagnole. Pendant quelque temps elle en fut quitte pour des tentatives sans importance, et par conséquent sans résultat; mais enfin l'Angleterre, n'y pouvant plus tenir, se jeta sur elle à corps perdu, et, comme l'île de France apprit un matin que sa sœur Bourbon venait déjà d'être enlevée, elle invita ses défenseurs à faire sur elle meilleure garde encore que par le passé, et l'on commença tout de bon à aiguiser les couteaux et à faire rougir les boulets, car de moment en moment on attendait l'ennemi.

      Le 23 août 1810, une effroyable canonnade qui retentit par toute l'île annonça que l'ennemi était arrivé.

       Table des matières

      C'était à cinq heures du soir, et vers la fin d'une de ces magnifiques journées d'été inconnues dans notre Europe. La moitié des habitants de l'île de France, disposés en amphithéâtre sur les montagnes qui dominent Grand-Port, regardaient haletants la lutte qui se livrait à leurs pieds, comme autrefois les Romains, du haut du cirque, se penchaient sur une chasse de gladiateurs ou sur un combat de martyrs.

      Seulement, cette fois, l'arène était un vaste port tout environné d'écueils, où les combattants s'étaient fait échouer pour ne pas reculer quand même, et pouvoir, dégagés du soin embarrassant de la manœuvre, se déchirer à leur aise; seulement, pour mettre fin à cette naumachie terrible, il n'y avait pas de vestales au pouce levé; c'était, on le comprenait bien, une lutte d'extermination, un combat mortel; aussi les dix mille spectateurs qui y assistaient gardaient-ils un anxieux silence; aussi la mer, si souvent grondeuse dans ces parages, se taisait-elle elle-même pour qu'on ne perdît pas un mugissement de ces trois cents bouches à feu.

      Voici ce qui était arrivé:

      Le 20 au matin, le capitaine de frégate Duperré, venant de Madagascar monté sur la Bellone, et suivi de la Minerve, du Victor, du Ceylan et du Windham, avait reconnu les montagnes du Vent, de l'île de France. Comme trois combats précédents, dans lesquels il avait été constamment vainqueur, avaient amené de graves avaries dans sa flotte, il avait résolu d'entrer dans le grand port et de s'y radouber; c'était d'autant plus facile que, comme on le sait, l'île, à cette époque, était encore toute à nous, et que le pavillon tricolore, flottant sur le fort de l'île de la Passe et sur son trois-mâts mouillé à ses pieds, donnait au brave marin l'assurance d'être reçu par des amis. En conséquence, le capitaine Duperré ordonna de doubler l'île de la Passe, située à deux lieues à peu près en avant de Mahebourg, et, pour exécuter cette manœuvre, ordonna que la corvette Victor passerait la première; que la Minerve, le Ceylan et la Bellone la suivraient, et que le Windham fermerait la marche. La flottille s'avança donc, chaque bâtiment venant à la suite de l'autre, le peu de largeur du goulet ne permettant pas à deux vaisseaux de passer de front.

      Lorsque le Victor ne fut plus qu'à une portée de canon du trois-mâts embossé sous le fort, ce dernier indiqua par ses signaux que les Anglais croisaient en vue de l'île. Le capitaine Duperré répondit qu'il le savait parfaitement, et que la flotte qu'on avait aperçue se composait de La Magicienne, de la Néreide, du Syrius et de l'Iphigénie, commandés par le commodore Lambert; mais que, comme, de son côté, le capitaine Hamelin stationnait sous le vent de l'île avec L'Entreprenant, La Manche, l'Astrée, on était en force pour accepter le combat si l'ennemi le présentait.

      Quelques secondes après, le capitaine Bouvet, qui marchait le second, crut remarquer des dispositions hostiles dans le bâtiment qui venait de faire des signaux. D'ailleurs, il avait beau l'examiner dans tous ses détails avec le coup d'œil perçant qui trompe si rarement le marin, il ne le reconnaissait pas pour appartenir à la marine française. Il fit part de ses observations au capitaine Duperré, qui lui répondit de prendre ses précautions, et que lui allait prendre les siennes. Quant au Victor, il fut impossible de le renseigner; il était trop en avant, et tout signe qu'on lui eût fait eût été vu du fort et du vaisseau suspect.

      Le Victor continuait donc de s'avancer sans défiance, poussé par une jolie brise du sud-est, ayant tout son équipage sur le pont, tandis que les deux