Emile Gaboriau

Les esclaves de Paris


Скачать книгу

à la Grève, tu trouveras quelque maître maçon qui t'embauchera.»

      —Et vous y êtes allé?

      —Heureusement pour moi. Dès quatre heures, le lendemain, je me promenais autour de l'Hôtel-de-Ville. Je rôdais dans les groupes d'ouvriers depuis assez longtemps, quand, tout à coup, je reconnais mon gros homme de la veille. Lui aussi, m'aperçoit. Il vient droit à moi: «Garçon, me dit-il, décidément tu me plais. Je suis entrepreneur de sculptures, veux-tu être mon apprenti? tu aideras mes ouvriers ornemanistes, et ils l'enseigneront l'état?»... Apprendre la sculpture! Je crus voir les cieux s'entr'ouvrir. «Certes, je le veux,» répondis-je. Ce qui fut dit fut fait. Ce brave homme était Jean Lantier, le père de mon patron actuel.

      —Mais votre peinture?

      —Oh!... la peinture n'est venue que plus tard. Il fallait commencer par me donner une certaine éducation. Tout en m'appliquant à mon apprentissage, je travaillais; je fréquentais les écoles du soir, je suivais des cours de dessin, j'achetais des livres, et le dimanche... je me payais un professeur pour moi tout seul.

      —Sur vos économies?

      Penché sur la rampe, il l'aperçut. Penché sur la rampe, il l'aperçut.

      —Mais oui. J'ai été bien des années avant d'oser m'offrir un verre de bière.

      —Six sous!... Diable! c'était une somme. Enfin, le jour est arrivé où j'ai gagné quatre-vingts ou cent francs par semaine, comme les camarades, et c'est alors que je me suis mis à la peinture, mais les mauvais temps étaient passés...

      —Et vous n'avez jamais été tenté de retourner à Vendôme?

      —Si, mais je n'y retournerai que le jour où il me sera possible de constituer une rente de 500 francs pour un pauvre moutard abandonné comme je l'ai été.

      Si André, connaissant Paul, eut prit à tâche de le blesser et de faire saigner les plaies de sa vanité malade, il ne se fût pas exprimé autrement.

      Chacune de ses phrases était tombée sur le cœur du protégé de B. Mascarot, plus douloureuse qu'un soufflet sur la joue.

      Pourtant, Paul comprenait que la plus élémentaire politesse lui imposait une phrase flatteuse.

      Il se fit donc violence, et dit:

      —Quand on a votre talent on n'a besoin de personne.

      Aussitôt, comme s'il eût voulu chercher une confirmation de son opinion, il se leva et se mit à tourner autour de l'atelier.

      En apparence, il examinait les esquisses.

      En réalité, il était attiré par ce tableau à bordure si riche, placé en face de lui, et caché par un rideau.

      Ce tableau agaçait sa curiosité.

      Pendant que se déroulait le récit d'André, si irritant et si humiliant pour lui, Paul n'avait pu détacher ses regards de cette toile si exactement cachée.

      Il réfléchissait, et plusieurs circonstances insignifiantes, inaperçues sur le moment, se représentaient vivement à son esprit, et lui paraissaient avoir entre elles une étroite relation.

      Tout d'abord, il se souvenait des remarques de Mme Poileveu, la discrète concierge, au sujet de cette dame voilée qui, accompagnée d'une femme de chambre, venait parfois visiter le peintre.

      En second lieu, quand il avait frappé, n'avait-on pas tardé à l'admettre? N'avait-il pas entendu rouler un chevalet et tirer un rideau?

      Puis encore, pourquoi cette tenue soignée?

      Enfin, quels motifs poussaient André à le prier de ne pas fumer?

      De tout cela, Paul concluait que le jeune peintre attendait ce jour-là même sa visiteuse mystérieuse, et que ce tableau ne pouvait être que son portrait.

      De là, à souhaiter de soulever ce rideau importun, qu'André y consentît ou non, il n'y avait qu'un trait.

      Aussi, tout en s'arrêtant et s'extasiant devant les esquisses, tout en prodiguant les «fort bien!» et les «Ah! très réussi!» Paul manœuvrait de façon à se rapprocher insensiblement du chevalet.

      Lorsqu'il se vit à portée, il étendit brusquement la main en disant:

      —Et ceci, qu'est-ce? La perle de l'atelier, sans doute.

      Mais André, s'il manquait absolument de défiance, n'était pas dépourvu de finesse. Il avait remarqué la tactique de Paul et deviné ses intentions. Blessé dans sa délicatesse, il ne voulut rien dire, craignant peut-être de se tromper, mais il veilla.

      En conséquence, au moment précis où Paul allongeait rapidement le bras, André étendit le sien plus vivement encore et l'arrêta.

      —Si je cache ce tableau, dit-il en même temps, c'est que je ne veux pas qu'on le voie.

      —Oh!... pardon, fit Paul en s'excusant.

      Il cherchait à tourner en plaisanterie son indiscrétion, mais au fond il était très choqué du ton de l'artiste et le jugeait fort ridicule.

      —Ah!... c'est ainsi, pensa-t-il, eh bien! je vais prolonger ma visite, et si je n'ai pas réussi à voir le portrait, je verrai du moins l'original.

      Sur cette belle résolution, il se jeta dans le grand fauteuil de cuir placé près de la table de travail et commença une longue histoire, bien décidé à ne pas apercevoir les gestes significatifs d'André, qui, à tout moment, tirait sa montre et semblait sur les épines.

      Il parlait... il parlait... et il mettait à son récit d'autant plus d'animation, que, presque sous sa main, il venait d'apercevoir une photographie représentant une jeune femme.

      Profitant d'une distraction d'André, il put la prendre et l'examiner un moment avant de dire:

      —Ma foi!... voici une jolie personne.

      A cette remarque, le jeune peintre devint plus rouge que le feu, ses lèvres tremblèrent, et c'est avec une violence inouïe, qu'arrachant la carte des mains de Paul, il la serra dans un livre.

      Ce mouvement brutal trahissait si bien une terrible colère, que le protégé de B. Mascarot se leva fortement ému. Et pendant une minute au moins, les deux jeunes gens restèrent debout, face à face, silencieux, se mesurant du regard comme auraient pu le faire deux ennemis mortels.

      Ils se connaissaient à peine; le hasard qui les avait réunis allait les séparer, et cependant chacun d'eux sentait vaguement, comprenait et se disait que l'autre aurait sur sa vie une influence décisive.

      André, plus maître de soi, revint le premier.

      —Je vous demande pardon, dit-il, je suis dans mon tort de laisser traîner des objets qui devraient être précieusement serrés.

      Paul s'inclinait déjà en homme qui accepte une explication, quand le peintre ajouta:

      —Cette confiance vient de l'habitude où je suis de ne recevoir chez moi que des amis. Il a fallu aujourd'hui une de ces exceptions imprévues...

      D'un geste, Paul interrompit l'artiste.

      —Croyez, monsieur, prononça-t-il d'un ton qu'il s'efforçait de rendre blessant, croyez que, sans l'impérieux devoir que vous savez, je n'aurais pas pris la liberté de pénétrer chez vous.

      Il dit, pirouetta, sur ses talons et sortit en tirant violemment la porte.

      —Eh!... va-t-en au diable, sot indiscret, murmura André; aussi bien j'allais être forcé de te mettre dehors.

      Quant à Paul, c'est le cœur gros de colère qu'il quittait l'atelier du peintre.

      Venu avec l'honnête projet d'humilier de l'étalage de sa prospérité suspecte