depuis si longtemps.
Le sultan continua de contrefaire le langage des noirs. Ce que tu viens de faire, répondit-il d'un ton brusque, ne suffit pas pour me guérir; tu n'as ôté qu'une partie du mal, il en faut couper jusqu'à la racine. Mon aimable noiraud, reprit-elle, qu'entendez-vous par la racine? Malheureuse, repartit le sultan, ne comprends-tu pas que je veux parler de cette ville et de ses habitants, et des quatre îles que tu as détruites par tes enchantements? Tous les jours à minuit, les poissons ne manquent pas de lever la tête hors de l'étang, et de crier vengeance contre moi et contre toi. Voilà le véritable sujet du retardement de ma guérison. Va promptement rétablir les choses en leur premier état, et à ton retour, je te donnerai la main, et tu m'aideras à me lever.
La magicienne, remplie de l'espérance que ces paroles lui firent concevoir, s'écria, transportée de joie: Mon cœur, mon âme, vous aurez bientôt recouvré votre santé, car je vais faire ce que vous me commandez. En effet, elle partit dans le moment, et lorsqu'elle fut arrivée sur le bord de l'étang, elle prit un peu d'eau dans sa main, et en fit une aspersion dessus...
XXE NUIT
Scheherazade poursuivit en ces termes l'histoire de la reine magicienne:
La magicienne, ayant fait l'aspersion, n'eut pas plutôt prononcé quelques paroles sur les poissons et sur l'étang, que la ville reparut à l'heure même. Les poissons redevinrent hommes, femmes ou enfants; mahométans, chrétiens, persans ou juifs, gens libres ou esclaves, chacun reprit sa forme naturelle. Les maisons et les boutiques furent bientôt remplies de leurs habitants, qui y trouvèrent toutes choses dans la même situation et dans le même ordre où elles étaient avant l'enchantement. La suite nombreuse du sultan, qui se trouva campée dans la plus grande place, ne fut pas peu étonnée de se voir en un instant au milieu d'une ville belle, vaste et bien peuplée.
Pour revenir à la magicienne, dès qu'elle eut fait ce changement merveilleux, elle se rendit en diligence au Palais des Larmes pour en recueillir le fruit. Mon cher seigneur, s'écria-t-elle en entrant, je viens me réjouir avec vous du retour de votre santé; j'ai fait tout ce que vous avez exigé de moi: levez-vous donc et me donnez la main. Approchez, lui dit le sultan en contrefaisant toujours le langage des noirs. Elle s'approcha. Ce n'est pas assez, reprit-il, approche-toi davantage. Elle obéit. Alors il se leva et la saisit par le bras si brusquement, qu'elle n'eut pas le temps de se reconnaître, et, d'un coup de sabre, il sépara son corps en deux parties, qui tombèrent l'une d'un côté et l'autre de l'autre. Cela étant fait, il laissa le cadavre sur la place, et sortant du Palais des Larmes, il alla trouver le jeune prince des Iles Noires, qui l'attendait avec impatience. Prince, lui dit-il en l'embrassant, réjouissez-vous, vous n'avez plus rien à craindre: votre cruelle ennemie n'est plus.
Le jeune prince remercia le sultan d'une manière qui marquait que son cœur était pénétré de reconnaissance; et pour prix de lui avoir rendu un service si important, il lui souhaita une longue vie avec toutes sortes de prospérités. Vous pouvez désormais, lui dit le sultan, demeurer paisible dans votre capitale, à moins que vous ne vouliez venir dans la mienne, qui en est si voisine; je vous y recevrai avec plaisir et vous n'y serez pas moins honoré et respecté que chez vous. Puissant monarque, à qui je suis si redevable, répondit le roi, vous croyez donc être fort près de votre capitale? Oui, répliqua le sultan, je le crois; il n'y a pas plus de quatre à cinq heures de chemin. Il y a une année entière de voyage, reprit le jeune prince. Je veux bien croire que vous êtes venu ici de votre capitale dans le peu de temps que vous dites, parce que la mienne était enchantée; mais depuis qu'elle ne l'est plus, les choses ont bien changé. Cela ne m'empêchera pas de vous suivre, quand ce serait pour aller aux extrémités de la terre. Vous êtes mon libérateur, et pour vous donner toute ma vie des marques de ma reconnaissance, je prétends vous accompagner et j'abandonne sans regret mon royaume.
Le sultan fut extraordinairement surpris d'apprendre qu'il était si loin de ses États, et il ne comprenait pas comment cela se pouvait faire. Mais le jeune roi des Iles Noires le convainquit si bien de cette possibilité, qu'il n'en douta plus. Il n'importe, reprit alors le sultan: la peine de m'en retourner dans mes États est suffisamment récompensée par la satisfaction de vous avoir obligé, et d'avoir acquis un fils en votre personne, car, puisque vous voulez bien me faire l'honneur de m'accompagner et que je n'ai point d'enfants, je vous regarde comme tel et je vous fais, dès à présent, mon héritier et mon successeur.
L'entretien du sultan et du roi des Iles Noires se termina par les plus tendres embrassements. Après quoi le jeune prince ne songea qu'aux préparatifs de son voyage. Ils furent achevés en trois semaines, au grand regret de toute sa cour et de ses sujets, qui reçurent de sa main un de ses proches parents pour leur roi.
Enfin le sultan et le jeune prince se mirent en chemin avec cent chameaux chargés de richesses inestimables, tirés des trésors du jeune roi, qui se fit suivre par cinquante cavaliers bien faits, parfaitement bien montés et équipés. Leur voyage fut heureux, et lorsque le sultan, qui avait envoyé des courriers pour donner avis de son retardement et de l'aventure qui en était la cause, fut près de sa capitale, les principaux officiers qu'il y avait laissés vinrent le recevoir et l'assurèrent que sa longue absence n'avait apporté aucun changement dans son empire. Les habitants sortirent aussi en foule, le reçurent avec de grandes acclamations et firent des réjouissances qui durèrent plusieurs jours.
Le lendemain de son arrivée, le sultan fit à tous ses courtisans assemblés un détail fort ample des choses qui, contre son attente, avaient rendu son absence si longue. Il leur déclara ensuite l'adoption qu'il avait faite du roi des quatre Iles Noires, qui avait bien voulu abandonner un grand royaume pour l'accompagner et vivre avec lui. Enfin, pour reconnaître la fidélité qu'ils lui avaient tous gardée, il leur fit des largesses proportionnées au rang que chacun tenait à sa cour.
Pour le pêcheur, comme il était la première cause de la délivrance du jeune prince, le sultan le combla de biens et le rendit, lui et sa famille, très-heureux le reste de leurs jours.
Scheherazade finit là le conte du pêcheur et du génie. Dinarzade lui marqua qu'elle y avait pris un plaisir infini, et Schahriar lui ayant témoigné la même chose, elle leur dit qu'elle en savait un autre qui était encore plus beau que celui-là, et que si le sultan le lui voulait permettre, elle le raconterait le lendemain, car le jour commençait à paraître. Schahriar, se souvenant du délai d'un mois qu'il avait accordé à la sultane, et curieux d'ailleurs de savoir si ce nouveau conte serait aussi agréable qu'elle le promettait, se leva dans le dessein de l'entendre la nuit suivante.
XXIE NUIT
Dinarzade, suivant sa coutume, n'oublia pas d'appeler la sultane lorsqu'il en fut temps. Scheherazade, sans lui répondre, commença un de ses beaux contes, et adressant la parole au sultan:
HISTOIRE DE TROIS CALENDERS, FILS DE ROI,
ET DE CINQ DAMES DE BAGDAD
Sire, dit-elle, sous le règne du calife Haroun-al-Raschid, il y avait à Bagdad, où il faisait sa résidence, un porteur, qui, malgré sa profession basse et pénible, ne laissait pas d'être homme d'esprit et de bonne humeur. Un matin qu'il était, à son ordinaire, avec un grand panier à jour près de lui, dans une place où il attendait que quelqu'un eût besoin de son ministère, une jeune dame de belle taille, couverte d'un grand voile de mousseline, l'aborda, et lui dit d'un air gracieux: Écoutez, porteur, prenez votre panier et suivez-moi. Le porteur, enchanté de ce peu de paroles prononcées si agréablement, prit aussitôt son panier, le mit sur sa tête et suivit la dame en disant: O jour heureux! ô jour de bonne rencontre!
D'abord, la dame s'arrêta devant une porte fermée et frappa. Un chrétien vénérable par une longue barbe blanche ouvrit, et elle lui mit de l'argent dans la main sans lui dire un seul mot. Mais le chrétien, qui savait ce qu'elle demandait, rentra et peu de temps après apporta une grosse cruche d'un vin excellent.