même ne disait pas grand’chose à Febrer; car, à Iviça, il n’y a que six ou sept noms de famille, et un quart des habitants s’appelle Arabi. Pour plus de clarté, l’homme ajouta:
—Je suis Pép Arabi, de Can Mallorquí.
Febrer sourit. Ah! Can Mallorquí! il se rappelait ce modeste domaine où il avait passé une année, dans son enfance. C'était l’unique bien qu’il eût hérité de sa mère. Mais, depuis douze ans bientôt, Can Mallorquí ne lui appartenait plus. Il l’avait vendu à Pép, qui en était le fermier, comme l’avaient été son père et son aïeul. Jaime avait alors quelque fortune, pourtant, mais à quoi lui servait cette propriété, située dans une île écartée, où il ne retournerait jamais? Aussi d’un geste généreux de grand seigneur, l’avait-il cédée à Pép, pour un prix fort peu élevé, calculé d’après le montant du fermage, en lui accordant de longs délais pour le paiement. Depuis quelques années déjà, Pép avait fini d’acquitter sa dette; cependant ces braves gens l’appelaient toujours «le maître».
Pép Arabi présenta ses enfants: la jeune fille était l’aînée; elle se nommait Margalida; une véritable petite femme, bien qu’elle n’eût que dix-sept ans. Le garçon n’en avait que quatorze: il voulait être cultivateur, comme son père et ses aïeux, mais Pép le destinait au séminaire d'Iviça, parce qu’il avait une belle écriture. Ses terres iraient au garçon honnête et travailleur qui épouserait Margalida. Elle avait déjà plusieurs prétendants; dès son retour, allait commencer la saison des festeigs, ces traditionnelles cours d’amour, et elle choisirait un mari. Quant à Pépet, il était appelé à de plus hautes destinées; il serait prêtre, et quand il aurait dit sa première messe, il deviendrait aumônier militaire, ou il s’embarquerait pour l'Amérique, comme l’avaient fait d’autres jeunes gens d'Iviça, qui gagnaient beaucoup d’argent là-bas et en envoyaient à leurs parents pour l’achat de terres, dans leur île natale. Ah! comme le temps passait! Pép avait vu don Jaime presque enfant, quand celui-ci était venu à Can Mallorquí avec sa mère.
C'était Pép qui, le premier, lui avait appris à manier un fusil et à chasser les oiseaux. Il n’était pas marié, et ses parents vivaient encore... Puis, ils ne s’étaient revus qu’une fois à Palma, quand don Jaime lui avait vendu le domaine (grande faveur dont il lui était toujours reconnaissant)—et aujourd’hui qu’il revenait le voir, il était presque vieux avec deux enfants presque aussi grands que son maître!
Pép conta ensuite son voyage, en montrant dans un sourire d’une malice ingénue, sa solide denture de paysan. Ils avaient eu dix heures de navigation avec une mer magnifique. La fille portait leur dîner dans le panier. Ils repartiraient le lendemain, au petit jour, mais auparavant, il devait s’entretenir avec le maître. Il avait à lui parler d’affaires.
Jaime, surpris, prêta plus d’attention aux paroles de Pép. Celui-ci s’exprimait avec une certaine timidité, et s’embrouillait dans ses explications: «Les amandiers faisaient la principale richesse de Can Mallorquí. L'année précédente, la récolte avait été bonne, et cette année, elle promettait de n'être pas mauvaise. On vendait les amandes un bon prix aux patrons de barques, qui les transportaient à Palma et à Barcelone. Il avait planté d’amandiers presque toute sa propriété; maintenant il songeait à défricher et à épierrer certaines terres appartenant à don Jaime, pour y faire pousser du blé, ce qu’il fallait pour sa famille, pas davantage.
Febrer ne cacha point son étonnement. Quelles pouvaient bien être ces terres-là?... Il possédait donc encore quelque chose à Iviça?...
Pép sourit. Ce n’étaient pas précisément des terres, mais il y avait un promontoire rocheux, avançant sur la mer, et l’on pouvait fort bien l’utiliser, du côté opposé, en construisant sur la pente des terrasses en étage, pour la culture. C'était au sommet de cette falaise que se trouvait la tour du Pirate. Le señor devait certainement se la rappeler... Une tour fortifiée, datant de l’époque des corsaires. Tout gamin, don Jaime y avait grimpé plus d’une fois, proférant des cris de guerre, et lançant à l’assaut une armée imaginaire.
Febrer qui, un instant, avait cru faire la découverte d’une propriété oubliée, sourit tristement. Ah! la tour du Pirate! Il s’en souvenait bien. Elle s’élevait sur un rocher calcaire, une saillie de la côte, où, dans les interstices de la pierre, poussaient des plantes sauvages. Le vieux fortin n’était qu’une ruine qui lentement s’émiettait sous l’action du temps et les assauts des vents marins. Les pierres se détachaient et tombaient; les créneaux étaient ébréchés.
Lorsqu’on avait rédigé l’acte de vente de Can Mallorquí, la tour n’avait pas été mentionnée, peut-être par oubli, tant elle ne pouvait servir à rien. Pép pouvait donc en faire ce que bon lui semblait, car lui, il ne retournerait jamais dans ces lieux, depuis longtemps oubliés. Comme le paysan parlait de l’indemniser, don Jaime l’arrêta d’un geste de grand seigneur. Puis il se mit à regarder la jeune fille. Elle était vraiment bien. On eût dit une demoiselle déguisée en paysanne. Là-bas, à Iviça, tous les jeunes gens devaient en être amoureux. Le père souriait, satisfait...
—Allons, petite, salue le señor... Comment dit-on?
Il lui parlait comme à une gamine. Elle, les yeux baissés, le sang au visage, saisit d’une main l’un des coins de son tablier, et murmura d’une voix tremblante:
—Votre servante, señor!...
Febrer mit un terme à l’entrevue en invitant Pép et ses enfants à se rendre chez lui. Il y avait longtemps que le paysan connaissait Mado Antonia. Elle serait heureuse de les voir. Ils prendraient leur repas avec elle, à la fortune du pot. Lui les reverrait le soir, à son retour de Valldemosa.
—Au revoir, Pép! au revoir, mes enfants!
Et de sa canne, il fit signe à un cocher, assis sur le siège d’une de ces voitures qu’on voit seulement à Majorque, véhicule très léger à quatre roues, égayé d’un dais de toile blanche.
II
Dès qu’il fut hors de Palma, dans la campagne où souriait le printemps, Febrer se reprocha la vie qu’il menait. Il y avait un an qu’il n’était pas sorti de la ville. Il passait ses après-midi dans les cafés du Borne, et ses soirées dans la salle de jeu du cercle.
Dire qu’il n’avait jamais l’idée de mettre le nez hors de Palma, pour contempler ces champs d’un vert tendre, où l’on entendait bruire les canaux d’irrigation; ce ciel d’un bleu si doux où flottaient de blancs nuages; ces collines d’un vert sombre, avec leurs petits moulins à vent, gesticulant au faîte; ces abruptes sierras couleur de rose, qui fermaient l’horizon; tout ce riant paysage qui avait valu à Majorque le nom d'Ile Fortunée, que lui décerna l’admiration des anciens navigateurs! Ah! il se promettait bien, lorsque son prochain mariage l’aurait enrichi, de racheter le beau domaine de Son Febrer, et d’y passer une partie de l’année, comme le faisaient ses pères, pour y mener à son tour la vie simple d’un gentilhomme, généreux et respecté!
Au grand trot de ses deux chevaux, la voiture frôlait au passage et laissait derrière elle de nombreux paysans, revenant de la ville; de sveltes femmes brunes, avec de larges chapeaux de paille enrubannés et ornés de fleurs sauvages; des hommes, vêtus de ce coutil rayé qu’on nomme toile de Majorque, et coiffés de feutres rejetés en arrière, qui entouraient comme d’une auréole, noire ou grise, leurs faces rasées.
Febrer reconnaissait sur la route les moindres plis de terrain, bien qu’il ne fût point passé par la depuis quelques années. Bientôt il arriva à une bifurcation: un chemin conduisait à Valldemosa, l’autre à Soller.
Soller! ces deux syllabes firent soudain revivre en lui toute son enfance. Chaque année, dans une voiture semblable, la famille de Febrer allait jadis à Soller, où elle possédait