George Sand

Le Piccinino


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plus avancés que cela? s'écriait avec désespoir le majordome, en se précipitant au milieu des ouvriers. Mais à quoi songez-vous, grand Dieu? Sept heures vont sonner; à huit, les voitures arriveront, et la moitié de cette salle n'est pas encore tendue!»

      Comme cette admonestation ne s'adressait à personne en particulier, personne n'y répondit, et les ouvriers continuèrent à se hâter plus ou moins, chacun dans la mesure de ses forces et de son habileté.

      —Place, place aux fleurs! cria l'ordonnateur de cette partie notable de l'établissement du palais. Échelonnez ici cent caisses de camélias, le long des gradins.

      —Et comment voulez-vous placer les caisses de fleurs avant que les tapis soient posés? demanda maître Barbagallo avec un profond soupir.

      —Et où voulez-vous que je dépose mes caisses et mes vases? reprit le maître jardinier. Pourquoi vos tapissiers n'ont-ils pas fini?

      —Ah! voilà! pourquoi n'ont-ils pas fini! dit l'autre avec l'accent d'une indignation profonde.

      —Place! place pour mes échelles, cria une autre voix; on veut que tout soit éclairé à huit heures précises, et j'en ai encore pour longtemps à allumer tant de lustres. Place! place, s'il vous plaît!

      —Messieurs les peintres, enlevez vos échelles, crièrent à leur tour les tapissiers, nous ne pouvons rien faire tant que vous serez là.

      —C'est une confusion, c'est une cohue, c'est une seconde tour de Babel, murmura le majordome en s'essuyant le front. J'ai eu beau faire pour que chaque chose se fît à son heure et en son lieu; j'ai averti chacun plus de cent fois, et voici que vous êtes tous pêle-mêle, vous disputant la place, vous gênant, et n'avançant à rien C'est désolant! c'est révoltant!

      —A qui la faute? dit l'homme aux fleurs. Puis-je poser mes guirlandes sur des murailles nues, et mes vases sur des planches brutes?

      —Et moi, puis-je grimper aux plafonds, dit l'homme aux bougies, si on soulève mes échelles pour étendre les tapis? Prenez-vous mes ouvriers pour des chauves-souris, et voulez-vous que je fasse casser le cou à trente bons garçons?

      —Comment voulez-vous que mes ouvriers tendent leurs tapis, dit à son tour le maître tapissier, si les échelles des peintres décorateurs ne sont pas enlevées?

      —Et comment voulez-vous que nos échelles soient emportées si nous sommes encore dessus? cria un des peintres.

      —Toute la faute est à vous, messieurs les barbouilleurs, s'écria le majordome exaspéré; ou plutôt c'est votre maître qui est le seul coupable, ajouta-t-il en voyant le jeune homme auquel il s'adressait, rouler des yeux terribles à cette épithète de barbouilleur. C'est ce vieux fou de Pier-Angelo, qui n'est même pas là, je parie, pour vous diriger. Où sera-t-il? Au plus prochain cabaret, je gage!»

      Une voix, encore pleine et sonore, qui partait de la coupole, fit entendre le refrain d'une antique chanson, et, en levant les yeux, l'intendant courroucé vit briller la tête-chauve et luisante du peintre! décorateur en chef. Évidemment, le vieillard narguait l'intendant, et, maître du terrain, il voulait mettre complaisamment la dernière main à son ouvrage.

      —Pier-Angelo, mon ami, dit l'autre, vous vous moquez de nous! C'est trop fort. Vous vous conduisez comme un vieux enfant gâté que vous êtes; mais nous finirons par nous fâcher. Ce n'est point le moment de rire et de chanter vos vers bachiques.»

      Pier-Angelo ne daigna pas répondre; il se contenta de lever l'épaule, tout en parlant avec son fils, placé encore plus haut que lui, et activement occupé à mettre des tons à la robe d'une danseuse d'Herculanum, nageant dans un ciel de toile bleue.

      —C'est bien assez de figures, c'est bien assez de teintes et de plis! s'écria encore l'intendant hors de lui. Qui diable ira regarder là haut, s'il manque quelque chose à vos divinités perdues dans la voûte céleste? L'ensemble y est, c'est tout ce qu'il faut. Allons, descendez, vieux sournois, ou je secoue l'échelle où vous perchez.

      —Si vous touchez à l'échelle de mon père, dit le jeune Michel d'une voix retentissante, je vous écrase avec ce lustre. Pas de plaisanteries de ce genre, monsieur Barbagallo, ou vous vous en repentirez.

      —Laisse-le donc dire, et continue ton ouvrage, dit alors, d'un ton calme, le vieux Pierre. La dispute prend du temps, ne t'amuse pas à de vaines paroles.

      —Descendez, mon père, descendez, reprit le jeune homme. Je crains que, dans cette confusion, on ne vous fasse tomber; moi, j'ai fini dans un instant. Descendez, je vous en prie, si vous voulez que je garde ma présence d'esprit.»

      Pier-Angelo descendit lentement, non pas qu'il eût perdu, à soixante ans, la force et l'agilité de la jeunesse, mais afin de faire paraître moins long le temps que son fils voulait encore donner à son œuvre.

      —Quelle niaiserie, quelle puérilité, disait le majordome, en s'adressant au vieux peintre; pour des toiles volantes qui seront demain roulées dans un grenier et qu'il faudra couvrir d'autres sujets à la première fête, vous vous appliquez comme s'il s'agissait de les envoyer dans un musée! Qui vous en saura gré? Qui y fera la moindre attention?

      —Pas vous, on le sait de reste, répondit le jeune peintre, d'un ton méprisant, du haut de son échelle.

      —Tais-toi, Michel, et va ton train, lui dit son père. Chacun met son amour-propre où il peut se prendre, ajouta-t-il en regardant l'intendant. Il y en a qui mettent le leur à se faire honneur de toutes nos peines! Allons! les tapissiers peuvent commencer. Donnez-moi un marteau et des clous, vous autres! puisque je vous ai retardés, il est juste que je vous aide.

      —Oui, oui, grommela Barbagallo, qui, contrairement à ses habitudes de réserve et de politesse, était, ce soir-là, d'une humeur massacrante: voilà comme chacun lui fait la cour, à ce vieux entêté, et il se soucie fort peu de faire damner les autres.

      —Au lieu de gronder, vous devriez aider à clouer, ou à allumer les lustres, dit Pier-Angelo d'un air moqueur. Mais, bah! vous craindriez de gâter vos culottes de satin et de déchirer vos manchettes!

      —Maître Pier-Angelo, vous devenez trop familier, et je vous jure que je vous emploie aujourd'hui pour la dernière fois.

      —Plût au ciel! répliqua l'autre avec son flegme accoutumé, en s'accompagnant de vigoureux coups de marteau, frappés en cadence sur les nombreux clous qu'il plantait rapidement; mais, à la prochaine occasion, vous viendrez encore me supplier, me dire que rien ne peut se faire sans moi; et moi, comme à l'ordinaire, je vous pardonnerai vos impertinences.

      —Allons! dit l'intendant au jeune Michel, qui descendait lentement de son échelle, c'est donc fini? C'est bien heureux! Vite! vite! aidez aux tapissiers, ou aux fleuristes, ou aux allumeurs. Faites quelque chose pour réparer le temps perdu.

      Michel toisa le majordome d'un air hautain. Il avait si bien oublié jusqu'à la pensée de se faire ouvrier, qu'il ne concevait pas que ce subalterne lui ordonnât de prendre part à des travaux en dehors de ses attributions; mais, au moment où il allait lui répondre avec vivacité, il entendit la voix de son père qui l'appelait.

      —Allons, Michel, apporte-nous ici des clous, et viens aider à ces bons compagnons, qui n'arriveront pas à temps sans nous.

      —Rien de plus juste, répondit le jeune homme. Je ne serai peut être pas très-adroit à ce travail; mais j'ai des bras solides pour tendre. Voyons, que faut-il faire? commandez-moi, vous autres!

      —A la bonne heure! dit Magnani, un jeune ouvrier tapissier, plein de feu et de franchise, qui demeurait dans le faubourg, porte à porte, avec la famille Lavoratori. Sois bon camarade comme ton père, que tout le monde aime, et tu seras aimé comme lui. On nous disait que, pour avoir étudié la peinture à Rome, tu faisais un peu le