Pierre Loti

Au Maroc


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vite. Au bout de quatre ou cinq cents mètres, l'espèce d'avenue bordée d'aloès par laquelle nous étions partis se perd complètement dans la campagne à l'abandon, s'efface, n'existe plus. Pas de routes, au Maroc, jamais, nulle part. Des sentiers de chèvres, tracés à la longue par le passage des caravanes; et le droit de traverser à gué les rivières qui se présentent.

      Ils sont bien mauvais aujourd'hui, ces sentiers; le sol, détrempé par les pluies de l'hiver, cède partout sous les pieds de nos chevaux, qui s'enfoncent dans de la boue noirâtre, dans de la tourbe molle.

      Les uns après les autres, les amis qui nous reconduisaient abandonnent la partie, reviennent sur leurs pas, après des poignées de main et des souhaits de bon voyage. Tanger a d'ailleurs très promptement disparu, derrière des collines désertes. Et bientôt nous nous trouvons seuls à suivre l'étendard rouge du sultan, nous qui devons continuer pendant une douzaine de jours la promenade, seuls au milieu d'un grand pays silencieux, sauvage, tout inondé de lumière...

       Table des matières

      Le même jour, à huit heures du soir. A la lueur d'un fanal, sous ma tente, dans un lieu quelconque où nous avons campé pour la nuit. Très seul tout à coup au milieu d'un profond silence, très tranquille après les agitations de la journée, et délicieusement reposé sur mon lit de camp, je me complais à avoir conscience des grandes étendues obscures d'alentour, qui sont sans routes, sans maisons, sans abris et sans habitants.

      La pluie fouette les toiles tendues qui composent mes murailles et ma toiture, et j'entends le vent gémir. Le temps, qui était si beau au départ, s'est gâté à l'approche de la nuit.

      Nous avons fait courte étape pour cette première fois: vingt kilomètres à peine. Avant la tombée du jour, nous avons aperçu devant nous notre petite ville nomade qui nous attendait, gaie et hospitalière, toute blanche au milieu des solitudes vertes; partie de bon matin à dos de mulet, elle était déjà arrivée, déjà dépliée, déjà remontée, et les deux pavillons de France et de Maroc flottaient au-dessus l'un en face de l'autre, amicalement.

      C'est le caïd responsable de ces tentes, qui a charge de faire lever notre camp chaque matin et de le faire dresser chaque soir—dans des lieux toujours choisis d'avance, près des rivières ou des sources, et autant que possible sur des terrains secs recouverts d'une herbe courte.

      Mon lit, très léger, est confortablement posé sur mes deux cantines, qui l'éloignent autant qu'il faut du sol, des grillons et des fourmis; ma selle, en guise d'oreiller, le soulève du côté de la tête, et j'y suis enveloppé d'une couverture marocaine rayée de vert et d'orange, en haute laine, qui me tient très chaud, tandis que le vent frais de la nuit passe sur moi parfumé d'une odeur saine et sauvage, d'une odeur de foins et de fleurs. Au-dessus de ma tête, mon toit a naturellement forme d'immense parapluie: il est blanc, les nervures en sont garnies de galons bleus et terminées par des trèfles en maroquin rouge. Tout autour, comme une de ces draperies retombantes qui servent à fermer les cirques ou les chevaux-de-bois, est accroché un tarabieh, c'est-à-dire une sorte de petit mur circulaire en toile blanche, garni des mêmes rubans bleus, des mêmes trèfles rouges, et maintenu par des pieux fichés en terre. C'est le modèle uniforme de toutes les tentes de maître, de chef, usitées au Maroc; il y aurait place pour cinq ou six lits comme le mien; mais la magnificence du sultan nous a donné à chacun une maison particulière.

      Pour plancher, j'ai l'herbe fine, fleurie d'une minuscule variété d'iris: c'est un beau tapis violet doucement odorant, au milieu duquel trois ou quatre soucis, piqués çà et là, éclatent comme de petites rosaces d'or.

      Mes compagnons de voyage et nos Arabes d'escorte sont en train de faire comme moi sans doute; ils se couchent et vont s'endormir; dans le camp, on n'entend plus aucun bruit humain.

      Et tandis que j'apprécie ce calme, ce silence, ces senteurs fraîches, cet air vivifiant, et pur, voici que dans une Revue emportée par hasard, je jette les yeux sur un article de Huysmans célébrant ses joies en sleeping-car: la fumée noire; la promiscuité et les puanteurs des cellules trop étroites; surtout les charmes de son voisin d'en dessus, monsieur d'une cinquantaine d'années, adipeux, flasque et crachotant avec breloques sur le ventre, lorgnon à l'œil et cigare aux lèvres... Alors mon bien-être s'augmente encore à sentir très loin de moi ce voisin de Huysmans,—lequel est, du reste, un type peint de main de maître du monsieur âgé contemporain, important voyageur d'express. Et même, dans ma joie de songer que cette sorte de personnage ne circule pas encore au Maroc, j'éprouve un premier mouvement de reconnaissance envers le sultan de Fez pour ne point vouloir de sleeping dans son empire, et pour y laisser les sentiers sauvages où l'on passe à cheval en fendant le vent...

      A minuit la grêle tambourine dehors et une grande rafale secoue les toiles de mon logis. Puis j'entends confusément des voix rudes qui se rapprochent; un fanal fait le tour de ma maison, dessinant, par transparence sur l'étoffe tendue, les arabesques noires qui décorent l'extérieur: ce sont des gens de veille qui viennent, sous la direction de leur caïd, renfoncer à coups de mailloche tous les piquets de ma tente, de peur que le vent ne l'emporte.

      ... Il paraît que, quand le sultan est en voyage, sous sa grande tente à lui, qu'il faut soixante mules pour transporter, si par hasard au milieu de la nuit le vent d'orage se lève, on ne se sert pas de mailloches, de peur de troubler le sommeil du maître et des belles dames du harem. Mais on réveille un régiment qui s'assied en rond autour du palais nomade et y reste jusqu'au jour, tenant dans ses innombrables doigts toutes les cordes du mur.—Quelqu'un qui a vécu longtemps auprès de Sa Majesté me contait cela aujourd'hui, tandis que nos chevaux trottaient côte à côte;—cette bourrasque me le remet en mémoire—et je me rendors en rêvant à cette cour de Fez, où habitent, derrière des murs et sous des voiles, tant de mystérieuses belles...

      Vers deux heures du matin, nouvelle alerte nocturne: des ébrouements de chevaux affolés, des galops martelant le sol, des cris d'Arabes. Nos bêtes, qui se sont détachées, qui se battent, épeurées par je ne sais quoi d'invisible, prises de panique générale!... Pourvu que tout cela se passe loin de moi, ne vienne pas s'entraver les pieds dans les cordes de ma tente et la chavirer; quel ennui ce serait, sous l'ondée qui ruisselle toujours!

      Allah soit loué! La galopade échevelée prend une autre direction, s'éloigne, se perd dans le noir d'alentour.

      Puis j'entends qu'on ramène les fugitifs, et le calme revient,—le silence,—le sommeil...

       Table des matières

      5 avril.

      A six heures, au grand jour, le clairon d'un de nos chasseurs d'Afrique sonne le réveil.

      Vite il faut se lever, se sangler, se guêtrer. Déjà des Arabes ont envahi mon logis pour le démolir,—mon logis de toile blanche tout trempé de la pluie de la nuit.

      En un tour de main, c'est fait; le vent aidant, cela s'envole, flotte un instant avec un bruit de voile de navire, puis retombe aplati sur l'herbe mouillée, et j'achève à l'air libre d'attacher mes éperons, de mettre la dernière main à ma toilette.

      Les petites fleurs qui ont dormi sous mon toit vont recouvrer la liberté, l'arrosage des averses et la solitude.

      Et toute notre ville se démonte de la même manière, se plie, s'attache serré dans des quantités de ficelles; puis se charge sur des mules qui ruent, sur des chameaux qui grognent; en route, notre camp est levé!

      Au départ, les chevaux dansent, hennissent, se défendent ou s'amusent.

      Nous commençons notre étape du second jour dans des montagnes uniformément couvertes de broussailles de chênes verts, de bruyères et d'asphodèles. Presque jamais d'arbres, au Maroc; mais, en