s'éteignent pour toujours.
Or, Monsieur, je me suis demandé pourquoi, dans les romans maritimes, surtout, dont le cercle est immense, dont les scènes sont souvent séparées entre elles par des milliers de lieues, on ne tenterait pas de jeter cet imprévu, ces apparitions soudaines qui brillent un instant et s'effacent pour ne plus reparaître.
Pourquoi, au lieu de suivre cette sévère unité d'intérêt distribué sur un nombre voulu de personnages qui, partant du commencement du livre, doivent, bon gré, malgré, arriver à la fin pour contribuer au dénoûment chacun pour sa quote-part;
Pourquoi, dis-je, en admettant une idée philosophique, ou un fait historique qui traverserait tout le livre, on ne grouperait pas autour des personnages qui, ne servant pas de cortége obligé à l'abstraction morale qui serait le pivot de l'ouvrage, pourraient être abandonnés en route, suivant l'opportunité ou l'exigeante logique des événements.
Alors, Monsieur, le lecteur éprouverait peut-être cette impression que j'ai tâché de rendre sensible, cette impression qui résulte de la subite apparition d'un homme extraordinaire que l'on ne voit qu'une fois et dont on se souvient toujours.
Je sais, Monsieur, qu'il faudrait un prodigieux talent pour arriver à ce résultat, d'attacher l'intérêt du lecteur sur un personnage pendant le tiers de l'action, je suppose, puis de faire disparaître ce personnage et renverser l'intérêt sur celui qui le remplace, afin d'arriver ainsi au dénoûment de l'ouvrage.
Mais s'il était possible de réussir, je crois qu'on aurait surmonté l'écueil inévitable que les romans maritimes semblent offrir par les distances et les événements qui doivent nécessairement rendre l'unité d'intérêt et de lieu au moins bien difficile.
Car enfin, Monsieur, un navire est en route; avant d'arriver à sa destination, il touche dans dix pays différents: là, des mœurs étrangères, insolites, qui n'offrent aucun rapport entre elles, et peut-être là dix actions, dix puissants motifs d'intérêt, de quoi faire un beau livre; le vaisseau part, on ne se revoit plus, les amitiés commençantes sont brisées, l'amour brusquement tranché à sa première phase. Adieu l'unité d'intérêt.
Somme toute, ainsi qu'on l'a déjà dit, n'est-ce pas aussi une unité d'intérêt qu'un fait ou une idée morale, qui, traversant tout un livre, sert de pivot, de lien, aux événements ou aux personnages qui gravitent autour?
Et le roman de marine surtout ne peut-il pas vivre d'épisodes qui seraient déplacés dans tout autre genre de composition?
Je sais qu'il était donné à un talent tel que le vôtre, Monsieur, d'encadrer, de resserrer dans le cycle de l'unité, les scènes immenses que vous avez décrites, et de résoudre un problème insoluble pour tout autre; mais c'est parce que je reconnais l'impossibilité d'atteindre à cette hauteur que je tâche de faire excuser le système contraire que j'ai adopté.
J'ose croire, Monsieur, que vous ne verrez dans tout ceci la moindre idée de fonder, d'établir une théorie quelconque; je vais seulement au-devant de la critique qui pourrait, à juste titre, me reprocher d'avoir essayé de mettre en relief dans ce livre trois personnages au lieu d'un, sur lequel toute l'attention du lecteur devait être concentrée.
Je ne terminerai pas cette trop longue lettre, Monsieur, sans vous exprimer encore toute ma reconnaissance pour les encouragements que vous avez daigné donner à des ébauches bien imparfaites sans doute.
Eugène Sue.
Paris, ce 15 mai 1831.
ATAR-GULL.
LIVRE I.
CHAPITRE I.
Jamais d'enfants, jamais d'épouse!
Nul cœur près du mien n'a battu;
Jamais une bouche jalouse
Ne m'a demandé: «D'où viens-tu?»
VICTOR HUGO.—Ode XXI, t. 2.
—Où peut-on être mieux
Qu'au sein de sa famille?
Vieil air.
LA CATHERINE.
Voyez ce brick, il glisse bien timidement sur la mer des Tropiques, car c'est à peine si cette brise légère et folle peut gonfler ses larges voiles grises.
Écoutez le murmure sourd et mélancolique de l'Océan; on dirait le bruit confus d'une grande cité qui s'éveille; voyez comme les vagues se soulèvent à de longs intervalles et déroulent avec calme leurs immenses anneaux; quelquefois, une mousse blanche et frémissante jaillit du sommet diaphane des deux lames qui se rencontrent, se heurtent, s'élèvent ensemble et retombent en poussière humide après un léger choc.
Oh! qu'elle est scintillante et nacrée cette frange d'écume qui se découpe sur les flancs bruns du navire! comme le cuivre de la carène étincelle en reflets d'or au milieu de ces eaux vertes et limpides! que le soleil brille doucement au travers de ces voiles arrondies qui projettent au loin leurs ombres tremblantes!
Et par l'auge de saint Pierre, c'est un vaillant brick que celui-ci, qui, mollement bercé sur une mer paresseuse, semble s'y jouer comme une dorade par le beau temps.
Au souffle de cette petite brise, il continue honnêtement son chemin vers le sud-est, arrivant sans doute d'Europe où il se sera défait de toute sa cargaison, car il navigue sur son lest et montre presque deux pieds de cuivre hors de l'eau.
Il fait à bord une chaleur excessive, et le soleil ardent de l'équateur calcine le pont, malgré la double tente qui couvre la dunette.
Dans ce navire, tout était propre, luisant, frotté il y régnait un ordre admirable, un arrangement minutieux des plus petits détails; on eût dit un de ces comptoirs d'acajou soigneusement cirés, qui font la gloire et le bonheur d'un respectable fabricant de bonneteries.
Les fenêtres ouvertes à la brise laissaient pénétrer dans la dunette un courant d'air vif et frais qui soulevait de jolis rideaux de toile de Perse, et une vaste moustiquaire dont les plis légers entouraient un lit suspendu.
L'ameublement de cette petite cabine était fort simple, deux chaises, quelques instruments de mathématiques, un porte-voix, une malle, une table à roulis, et sur la table deux verres et une cruche de genièvre.
Au-dessus, le portrait d'une femme grasse et rebondie, souriant à un gros enfant joufflu qui lui offrait une rose, je crois, et dans le fond du tableau un chat angora, l'œil vif, la patte en l'air, jouant avec une bobine de coton.
Quel portrait! quelle femme! quel enfant! quelle rose! quel chat!
Tout cela fade et blanc, faux et lourd, laid, guindé, plâtré et pourtant on y trouvait je ne sais quelle naïveté d'expression qui n'était pas sans charmes: on reconnaissait dans cette peinture informe une bonne nature de femme heureuse et gaie, et jusqu'à ce gros enfant rouge comme sa rose; tout semblait respirer le bonheur et la joie.—Et puis au-dessus du tableau pendait, soigneusement accrochée à un clou, une vieille couronne de bleuets toute fanée.
L'équipage du brick, accablé par la chaleur, s'était sans doute retiré dans le faux pont, et tout dormait à bord, excepté le marin qui maniait le gouvernail et trois matelots couchés au pied du grand mât.
Le timonier fit alors tinter huit fois une petite cloche placée près de lui, et cria d'une voix forte:
—Allons,