Theophile Gautier

Voyage en Espagne


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ne se faisait pas encore voir; il y avait même, luxe inouï! dans la salle à manger, une suite de gravures représentant les aventures de Télémaque, non pas les charmantes vignettes dont Célestin Nanteuil et son ami Baron illustrent l'histoire du maussade fils d'Ulysse, mais ces affreux barbouillages coloriés dont la rue Saint-Jacques inonde l'univers. On repartit à deux heures du matin, et, quand les premières lueurs du jour me permirent de distinguer les objets, je vis un spectacle que je n'oublierai de ma vie. Nous venions de relayer à un village appelé, je crois, Sainte-Marie-des-Neiges, et nous gravissions les croupes naissantes de la chaîne que nous devions traverser; on aurait dit les ruines d'une ville cyclopéenne: d'immenses quartiers de grès affectant des formes architecturales se dressaient de toutes parts et découpaient sur le ciel des silhouettes de Babels fantastiques. Ici, une pierre plate tombée en travers sur deux autres roches simulait, à s'y méprendre, des peulven ou des dolmen druidiques; plus loin, une suite de pitons en forme de fûts de colonnes représentaient des portiques et des propylées; d'autres fois, ce n'était plus qu'un chaos, un océan de grès figé au moment de sa plus grande fureur; le ton gris bleu de ces roches augmentait encore la singularité de la perspective: à chaque instant, des interstices de la pierre jaillissaient en bruine vaporeuse ou filtraient en larmes de cristal des sources d'eau de roche, et, ce qui me ravit particulièrement, la neige fondue s'amassait dans les creux et formait de petits lacs bordés d'un gazon couleur d'émeraude ou enchâssés dans un cercle d'argent fait par la neige qui avait résisté à l'action du soleil. Des piliers élevés de loin en loin, qui servent à faire reconnaître la route lorsque la neige étend ses nappes perfides sur le bon chemin et sur les précipices, lui donnent quelque chose de monumental; les torrents écument et bruissent de toutes parts; la route les enjambe avec ces ponts de pierre sèche si fréquents en Espagne: on en rencontre à chaque pas.

      Les montagnes s'élevaient de plus en plus; quand nous en avions franchi une, il s'en présentait une autre plus élevée que nous n'avions pas vue d'abord; les mules devinrent insuffisantes, et il fallut recourir aux bœufs, ce qui nous permit de descendre de voiture et de gravir à pied le reste de la sierra. J'étais réellement enivré de cet air vif et pur; je me sentais si léger, si joyeux et si plein d'enthousiasme, que je poussais des cris et faisais des cabrioles comme un jeune chevreau; j'éprouvais l'envie de me jeter la tête la première dans tous ces charmants précipices si azurés, si vaporeux, si veloutés; j'aurais voulu me faire rouler par les cascades, tremper mes pieds dans toutes les sources, prendre une feuille à chaque pin, me vautrer dans la neige étincelante, me mêler à toute cette nature, et me fondre comme un atome dans cette immensité.

      Sous les rayons du soleil, les hautes cimes scintillaient et fourmillaient comme des basquines de danseuses sous leur pluie de paillettes d'argent; d'autres avaient la tête engagée dans les nuages et se fondaient dans le ciel par des transitions insensibles, car rien ne ressemble à une montagne comme un nuage. C'étaient des escarpements, des ondulations, des tons et des formes dont aucun art ne peut donner l'idée, ni la plume ni le pinceau; les montagnes réalisent tout ce que l'on en rêve: ce qui n'est pas un mince éloge. Seulement on se les figure plus grandes; leur énormité n'est sensible que par comparaison: en regardant bien, l'on s'aperçoit que ce qu'on prenait de loin pour un brin d'herbe est un pin de soixante pieds de haut.

      Au tournant d'un pont fort propice pour une embuscade de brigands, nous vîmes une petite colonne avec une croix: c'était le monument d'un pauvre diable qui avait fini ses jours dans cette gorge étroite, pour cause de manoairada (main irritée). De temps en temps nous rencontrions des Maragatos en voyage avec leur costume du XVIe siècle, justaucorps de cuir serré par une boucle, larges grègues, chapeau à grands bords, des Valencianos avec leurs caleçons de toile blanche qui ressemblent au jupon des klephtes, leur mouchoir noué autour de la tête, leurs guêtres blanches bordées de bleu et sans pied en façon de knémis antique, leur longue pièce d'étoffe (capa de muestra) rayée transversalement de bandes de couleurs vives et posée en draperie sur l'épaule d'une manière très-élégante. Ce qu'on apercevait de leur peau était fauve comme du bronze de Florence. Nous vîmes aussi des convois de mules harnachées dans le goût le plus charmant avec des grelots, des franges et des couvertures bariolées, et leurs arrieros armés de carabines. Nous étions enchantés; le pittoresque demandé se produisait en abondance.

      À mesure que nous montions, les bandes de neige devenaient plus épaisses et plus larges; mais un rayon de soleil faisait ruisseler la montagne, comme une amante qui rit dans les pleurs; de tous côtés filtraient de petits ruisseaux éparpillés comme des chevelures de naïades en désordre, et plus clairs que le diamant. À force de grimper, nous atteignîmes la crête supérieure, et nous nous assîmes sur la plinthe du socle d'un grand lion de granit qui marque au versant de la montagne les limites de la Vieille-Castille; au delà, c'est la Castille-Nouvelle.

      La fantaisie de cueillir une délicieuse fleur rose dont j'ignore l'appellation botanique et qui croît dans les fentes du grès, nous fit monter sur une roche qu'on nous dit être l'endroit où s'asseyait Philippe II pour regarder à quel point en étaient les travaux de l'Escurial. Ou la tradition est apocryphe, ou Philippe avait des yeux diablement bons.

      La voiture qui rampait péniblement le long des pentes escarpées nous rejoignit enfin. L'on détela les bœufs et l'on descendit le versant au galop: on s'arrêta pour dîner à Guadarrama, petit village accroupi au pied de la montagne, qui n'a pour tout monument qu'une fontaine de granit érigée par Philippe II. À Guadarrama, par un renversement bizarre de l'ordre naturel des plats, on nous servit pour dessert une soupe au lait de chèvre.

      Madrid est, comme Rome, entouré d'une campagne déserte, d'une aridité, d'une sécheresse et d'une désolation dont rien ne peut donner l'idée: pas un arbre, pas une goutte d'eau, pas une plante verte, pas une apparence d'humidité, rien que du sable jaune et des roches gris de fer. En s'éloignant de la montagne, ce ne sont plus même des roches, mais de grosses pierres; de loin en loin une venta poussiéreuse, un clocher couleur de liège qui montre son nez au bord de l'horizon, de grands bœufs à l'air mélancolique traînant de ces chariots dont nous avons déjà donné la description; un paysan à cheval ou à mule, avec sa carabine à l'arçon, le sombrero sur les yeux et la mine farouche; ou bien encore de longues files d'ânes blanchâtres portant de la paille hachée, ficelée avec des résilles de cordelettes; et c'est tout: l'âne qui marche en tête, l'âne coronel, a toujours un petit plumet ou un pompon qui marque sa supériorité dans la hiérarchie de la gent à longues oreilles.

      Au bout de quelques heures, que l'impatience d'arriver rendait plus longues encore, nous aperçûmes enfin Madrid assez distinctement. Quelques minutes après, nous entrions dans la capitale de l'Espagne par la puerta de Hierro: la voiture suivit d'abord une avenue plantée d'arbres écimés et trapus, et côtoyée de tourelles de briques qui servent à élever l'eau. À propos d'eau, quoique cette transition ne soit pas heureuse, j'oubliais de vous dire que nous avions traversé le Manzanarès sur un pont digne d'une rivière plus sérieuse; puis nous longeâmes le palais de la reine, qui est un de ces édifices que l'on est convenu d'appeler de bon goût. Les immenses terrasses qui l'exhaussent lui donnent une apparence assez grandiose.

      Après avoir subi la visite de la douane, nous allâmes nous installer tout près de la calle d'Alcala et du Prado, calle del Caballero de Gracia, dans la fonda de la Amistad, où logeait précisément madame Espartero, duchesse de la Victoire, et nous n'eûmes rien de plus pressé que d'envoyer Manuel, notre domestique de place, aficionado et tauromaquiste consommé, nous prendre des billets pour la prochaine course aux taureaux.

      COURSES DE TAUREAUX.--SEVILLA LE PICADOR.--LA ESTOCADA À VUELA PIÉS.

       Table des matières

      Il fallait encore attendre deux jours. Jamais jours ne me semblèrent plus longs, et je relus plus de dix fois, pour tromper mon impatience, l'affiche apposée au coin des principales rues; l'affiche promettait monts et merveilles: huit taureaux des plus fameux pâturages; Sevilla