Et dans quel sens allez-vous chercher ?
– Oh ! Dans un sens très précis. Pour moi, l’assassin compte parmi les amis ou les relations du ménage Kesselbach. Il suivait leur piste, il connaissait leurs habitudes, la raison pour laquelle M. Kesselbach était à Paris, et il soupçonnait tout au moins l’importance de ses desseins.
– Ce ne serait donc pas un professionnel du crime ?
– Non, non ! Mille fois non. Le crime fut exécuté avec une habileté et une audace inouïes, mais il fut commandé par les circonstances. Je le répète, c’est dans l’entourage de M. et Mme Kesselbach qu’il faut chercher. Et la preuve, c’est que l’assassin de M. Kesselbach n’a tué Gustave Beudot que parce que le garçon d’hôtel possédait l’étui à cigarettes, et Chapman que parce que le secrétaire en connaissait l’existence. Rappelez-vous l’émotion de Chapman : sur la description seule de l’étui à cigarettes, Chapman a eu l’intuition du drame. S’il avait vu l’étui à cigarettes, nous étions renseignés. L’inconnu ne s’y est pas trompé ; il a supprimé Chapman. Et nous ne savons rien, que ses initiales L et M.
Il réfléchit et prononça :
– Encore une preuve qui est une réponse à l’une de vos questions, monsieur le Président. Croyez-vous que Chapman eût suivi cet homme à travers les couloirs et les escaliers de l’hôtel, s’il ne l’avait déjà connu ? Les faits s’accumulaient. La vérité, ou du moins la vérité probable, se fortifiait. Bien des points, les plus intéressants peut-être, demeuraient obscurs. Mais quelle lumière ! À défaut des motifs qui les avaient inspirés, comme on apercevait clairement la série des actes accomplis en cette tragique matinée !
Il y eut un silence. Chacun méditait, cherchait des arguments, des objections. Enfin, Valenglay s’écria :
– Mon cher Lenormand, tout cela est parfait… Vous m’avez convaincu… Mais, au fond, nous n’en sommes pas plus avancés pour cela.
– Comment ?
– Mais oui. Le but de notre réunion n’est pas du tout de déchiffrer une partie de l’énigme, que, un jour ou l’autre, je n’en doute pas, vous déchiffrerez tout entière, mais de donner satisfaction, dans la plus large mesure possible, aux exigences du public. Or, que le meurtrier soit Lupin ou non, qu’il y ait deux coupables, ou bien trois, ou bien un seul, cela ne nous donne ni le nom du coupable ni son arrestation. Et le public a toujours cette impression désastreuse que la justice est impuissante.
– Qu’y puis-je faire ?
– Précisément, donner au public la satisfaction qu’il demande.
– Mais il me semble que ces explications suffiraient déjà…
– Des mots ! Il veut des actes. Une seule chose le contenterait : une arrestation.
– Diable ! Diable ! Nous ne pouvons pourtant pas arrêter le premier venu.
– Ça vaudrait mieux que de n’arrêter personne, fit Valenglay en riant… Voyons, cherchez bien… Êtes-vous sûr d’Edwards, le domestique de Kesselbach ?
– Absolument sûr… Et puis, non, monsieur le Président, ce serait dangereux, ridicule et je suis persuadé que M. le Procureur général lui-même… Il n’y a que deux individus que nous avons le droit d’arrêter : l’assassin… je ne le connais pas… et Arsène Lupin.
– Eh bien ?
– On n’arrête pas Arsène Lupin ou du moins il faut du temps, un ensemble de mesures que je n’ai pas encore eu le loisir de combiner, puisque je croyais Lupin rangé ou mort.
Valenglay frappa du pied avec l’impatience d’un homme qui aime bien que ses désirs soient réalisés sur-le-champ.
– Cependant… cependant mon cher Lenormand, il le faut… Il le faut pour vous aussi… Vous n’êtes pas sans savoir que vous avez des ennemis puissants et que si je n’étais pas là… Enfin, il est inadmissible que vous, Lenormand, vous vous dérobiez ainsi… Et les complices, qu’en faites-vous ? Il n’y a pas que Lupin… Il y a Marco… Il y a aussi le coquin qui a joué le personnage de M. Kesselbach pour descendre dans les caves du Crédit Lyonnais.
– Celui-là vous suffirait-il, monsieur le Président ?
– S’il me suffirait ! Nom d’un chien, je vous crois.
– Eh bien, donnez-moi huit jours.
– Huit jours ! Mais ce n’est pas une question de jours, mon cher Lenormand, c’est plus simplement une question d’heures.
– Combien m’en donnez-vous, monsieur le Président ?
Valenglay tira sa montre et ricana :
– Je vous donne dix minutes, mon cher Lenormand.
Le chef de la Sûreté tira la sienne et scanda, d’une voix posée :
– C’est quatre de trop, monsieur le Président.
–2 –
Valenglay le regarda, stupéfait.
– Quatre de trop ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
– Je dis, monsieur le Président, que les dix minutes que vous m’accordez sont inutiles. J’en ai besoin de six, pas une de plus.
– Ah ça ! Mais, Lenormand la plaisanterie ne serait peut-être pas d’un goût…
Le chef de la Sûreté s’approcha de la fenêtre et fit un signe à deux hommes qui se promenaient en devisant tout tranquillement dans la cour d’honneur du ministère. Puis il revint.
– Monsieur le Procureur général, ayez l’obligeance de signer un mandat d’arrêt au nom de Daileron, Auguste-Maximin-Philippe, âgé de quarante-sept ans. Vous laisserez la profession en blanc.
Il ouvrit la porte d’entrée.
– Tu peux venir, Gourel… toi aussi, Dieuzy.
Gourel se présenta, escorté de l’inspecteur Dieuzy.
– Tu as les menottes, Gourel ?
– Oui, chef.
M. Lenormand s’avança vers Valenglay.
– Monsieur le Président, tout est prêt. Mais j’insiste auprès de vous de la façon la plus pressante pour que vous renonciez à cette arrestation. Elle dérange tous mes plans ; elle peut les faire avorter, et, pour une satisfaction, somme toute minime, elle risque de tout compromettre.
– Monsieur Lenormand, je vous ferai remarquer que vous n’avez plus que quatre-vingts secondes.
Le chef réprima un geste d’agacement, arpenta la pièce de droite et de gauche, en s’appuyant sur sa canne, s’assit d’un air furieux, comme s’il décidait de se taire, puis soudain, prenant son parti :
– Monsieur le Président, la première personne qui entrera dans ce bureau sera celle dont vous avez voulu l’arrestation contre mon gré, je tiens à bien le spécifier.
– Plus que quinze secondes, Lenormand.
– Gourel… Dieuzy… la première personne, n’est-ce pas ? Monsieur le Procureur général, vous avez mis votre signature ?
– Plus que dix secondes, Lenormand.
– Monsieur le Président, voulezvous avoir l’obligeance de sonner ?
– Valenglay sonna.
L’huissier se présenta au seuil de la porte et attendit.
Valenglay se tourna vers le chef.
– Eh bien, Lenormand, on attend vos ordres… Qui doit-on introduire ?
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