Parce que vous lui en exprimerez le désir.
– Mes désirs ne sont pas des ordres pour lui.
– Non, mais entre gouvernements, ce sont des choses qui se font. Et Valenglay est trop politique…
– Allons donc, vous croyez que le gouvernement français va commettre un acte aussi arbitraire pour la seule joie de m’être agréable ?
– Cette joie ne sera pas la seule.
– Quelle sera l’autre ?
– La joie de servir la France en acceptant la proposition qui accompagnera la demande de liberté.
– Je ferai une proposition, moi ?
– Oui, Sire.
– Laquelle ?
– Je ne sais pas, mais il me semble qu’il existe toujours un terrain favorable pour s’entendre… il y a des possibilités d’accord…
L’étranger le regardait, sans comprendre. Lupin se pencha, et, comme s’il cherchait ses paroles, comme s’il imaginait une hypothèse :
– Je suppose que deux pays soient divisés par une question insignifiante… qu’ils aient un point de vue différent sur une affaire secondaire… une affaire coloniale, par exemple, où leur amour-propre soit en jeu plutôt que leurs intérêts… Est-il impossible que le chef d’un de ces pays en arrive de lui-même à traiter cette affaire dans un esprit de conciliation nouveau ?… et à donner les instructions nécessaires pour…
– Pour que je laisse le Maroc à la France, dit l’étranger en éclatant de rire.
L’idée que suggérait Lupin lui semblait la chose du monde la plus comique, et il riait de bon cœur. Il y avait une telle disproportion entre le but à atteindre et les moyens offerts !
– évidemment… évidemment… reprit l’étranger, s’efforçant en vain de reprendre son sérieux, évidemment l’idée est originale… Toute la politique moderne bouleversée pour qu’Arsène Lupin soit libre ! Les desseins de l’Empire détruits, pour permettre à Arsène Lupin de continuer ses exploits… Non, mais pourquoi ne me demandez-vous pas l’Alsace et la Lorraine ?
– J’y ai pensé, Sire, dit Lupin.
L’étranger redoubla d’allégresse.
– Admirable ! Et vous m’avez fait grâce ?
– Pour cette fois, oui.
Lupin s’était croisé les bras. Lui aussi s’amusait à exagérer son rôle, il continua avec un sérieux affecté :
– Il peut se produire un jour une série de circonstances telles que j’aie entre les mains le pouvoir de réclamer et d’obtenir cette restitution. Ce jour-là, je n’y manquerai certes pas. Pour l’instant, les armes dont je dispose m’obligent à plus de modestie. La paix du Maroc me suffit.
– Rien que cela ?
– Rien que cela.
– Le Maroc contre votre liberté ?
– Pas davantage… ou plutôt, car il ne faut pas perdre absolument de vue l’objet même de cette conversation, ou plutôt : un peu de bonne volonté de la part de l’un des deux grands pays en question… et, en échange, l’abandon des lettres qui sont en mon pouvoir.
– Ces lettres !… Ces lettres !… murmura l’étranger avec irritation… Après tout, elles ne sont peut-être pas d’une valeur…
– Il en est de votre main, Sire, et auxquelles vous avez attribué assez de valeur pour venir à moi jusque dans cette cellule.
– Eh bien ! Qu’importe ?
– Mais il en est d’autres dont vous ne connaissez pas la provenance, et sur lesquelles je puis vous fournir quelques renseignements.
– Ah ! répondit l’étranger, l’air inquiet.
Lupin hésita.
– Parlez, parlez sans détours, ordonna l’étranger… parlez nettement.
Dans le silence profond, Lupin déclara avec une certaine solennité :
– Il y a vingt ans, un projet de traité fut élaboré entre l’Allemagne, l’Angleterre et la France.
– C’est faux ! C’est impossible ! Qui aurait pu ?
– Le père de l’Empereur actuel et la reine d’Angleterre, sa grand-mère, tous deux sous l’influence de l’Impératrice.
– Impossible ! Je répète que c’est impossible !
– La correspondance est dans la cachette du château de Veldenz, cachette dont je suis seul à savoir le secret.
L’étranger allait et venait avec agitation. Il s’arrêta et dit :
– Le texte du traité fait partie de cette correspondance ?
– Oui, Sire. Il est de la main même de votre père.
– Et que dit-il ?
– Par ce traité, l’Angleterre et la France concédaient et promettaient à l’Allemagne un empire colonial immense, cet empire qu’elle n’a pas et qui lui est indispensable aujourd’hui pour assurer sa grandeur, assez grand pour qu’elle abandonne ses rêves d’hégémonie, et qu’elle se résigne à n’être… que ce qu’elle est.
– Et contre cet empire, l’Angleterre exigeait ?
– La limitation de la flotte allemande.
– Et la France ?
– L’Alsace et la Lorraine.
L’Empereur se tut, appuyé contre la table, pensif. Lupin poursuivit :
– Tout était prêt. Les cabinets de Paris et de Londres, pressentis, acquiesçaient. C’était chose faite. Le grand traité d’alliance allait se conclure, fondant la paix universelle et définitive. La mort de votre père anéantit ce beau rêve. Mais je demande à Votre Majesté ce que pensera son peuple, ce que pensera le monde quand on saura que Frédéric III, un des héros de 70, un Allemand, un Allemand pur sang, respecté de tous ses concitoyens et même de ses ennemis, acceptait, et par conséquent considérait comme juste, la restitution de l’Alsace-Lorraine ?
Il se tut un instant, laissant le problème se poser en termes précis devant la conscience de l’Empereur, devant sa conscience d’homme, de fils et de souverain.
Puis il conclut :
– C’est à Sa Majesté de savoir si elle veut ou si elle ne veut pas que l’histoire enregistre ce traité. Quant à moi, Sire, vous voyez que mon humble personnalité n’a pas beaucoup de place dans ce débat.
Un long silence suivit les paroles de Lupin. Il attendit, l’âme angoissée. C’était son destin qui se jouait, en cette minute qu’il avait conçue, et qu’il avait en quelque sorte mise au monde avec tant d’efforts et tant d’obstination… Minute historique née de son cerveau, et où son « humble personnalité », quoi qu’il en dît, pesait lourdement sur le sort des empires et sur la paix du monde
En face, dans l’ombre, César méditait.
Qu’allait-il dire ? Quelle solution allait-il donner au problème ?
Il marcha en travers de la cellule, pendant quelques instants qui parurent interminables à Lupin.
Puis il s’arrêta et dit :
– Il y a d’autres conditions ?
– Oui, Sire, mais insignifiantes.
– Lesquelles ?
–