une vingtaine de timbres.
– Oui, la petite correspondance sans doute, fit Lenormand.
– J’ai le numéro d’aujourd’hui, chef, dit Gourel.
M. Lenormand déplia la feuille et consulta la huitième page. Après un instant il eut un sursaut. Il avait lu cette phrase rédigée avec les abréviations d’usage :
Nous informons toute personne connaissant M. Steinweg que nous voudrions savoir s’il est à Paris, et son adresse. Répondre par la même voie.
– Steinweg, s’écria Gourel, mais c’est précisément l’individu que Dieuzy nous amène.
« Oui, oui, fit M. Lenormand en lui-même, c’est l’homme dont j’ai intercepté la lettre à Kesselbach, l’homme qui a lancé celui-ci sur la piste de Pierre Leduc… Ainsi donc, eux aussi, ils ont besoin de renseignements sur Pierre Leduc et sur son passé… Eux aussi, ils tâtonnent… »
Il se frotta les mains : Steinweg était à sa disposition. Avant une heure Steinweg aurait parlé. Avant une heure le voile des ténèbres qui l’opprimaient et qui faisaient de l’affaire Kesselbach la plus angoissante et la plus impénétrable des affaires dont il eût poursuivi la solution, ce voile serait déchiré.
5
M. Lenormand succombe
– 1 –
À six heures du soir, M. Lenormand rentrait dans son cabinet de la Préfecture de police. Tout de suite il manda Dieuzy.
– Ton bonhomme est là ?
– Oui.
– Où en es-tu avec lui ?
– Pas bien loin. Il ne souffle pas mot. Je lui ai dit que, d’après une nouvelle ordonnance, les étrangers étaient tenus à une déclaration de séjour à la Préfecture et je l’ai conduit ici, dans le bureau de votre secrétaire.
– Je vais l’interroger.
Mais à ce moment un garçon survint.
– C’est une dame, chef, qui demande à vous parler tout de suite.
– Sa carte ?
– Voici.
– Mme Kesselbach ! Fais entrer.
Lui-même il alla au-devant de la jeune femme et la pria de s’asseoir. Elle avait toujours son même regard désolé, sa mine maladive et cet air d’extrême lassitude où se révélait la détresse de sa vie.
Elle tendit le numéro du Journal, en désignant à l’endroit de la petite correspondance la ligne où il était question du sieur Steinweg.
– Le père Steinweg était un ami de mon mari, dit-elle, et je ne doute pas qu’il ne sache beaucoup de choses.
– Dieuzy, fit Lenormand, amène la personne qui attend… Votre visite, madame, n’aura pas été inutile. Je vous prie seulement, quand cette personne entrera, de ne pas dire un mot.
La porte s’ouvrit. Un homme apparut, un vieillard à collier de barbe blanche, à figure striée de rides profondes, pauvrement vêtu, l’air traqué de ces misérables qui roulent à travers le monde en quête de la pitance quotidienne.
Il resta sur le seuil, les paupières clignotantes, regarda M. Lenormand, sembla gêné par le silence qui l’accueillait, et tourna son chapeau entre ses mains avec embarras. Mais soudain il parut stupéfait, ses yeux s’agrandirent, et il bégaya :
– Madame… madame Kesselbach.
Il avait vu la jeune femme.
Et rasséréné, souriant, sans plus de timidité, il s’approcha d’elle avec un mauvais accent :
– Ah ! Je suis content… enfin !… je croyais bien que jamais… j’étais étonné… pas de nouvelles là-bas… pas de télégramme… Et comment va ce bon Rudolf Kesselbach ?
La jeune femme eut un geste de recul, comme frappée en plein visage, et, d’un coup, elle tomba sur une chaise et se mit à sangloter.
– Quoi ! Eh bien, quoi ? fit Steinweg.
M. Lenormand s’interposa aussitôt.
– Je vois, monsieur, que vous ignorez certains événements qui ont eu lieu récemment. Il y a donc longtemps que vous êtes en voyage ?
– Oui, trois mois… J’étais remonté jusqu’aux mines. Ensuite, je suis revenu à Capetown, d’où j’ai écrit à Rudolf. Mais en route j’ai accepté du travail à Port-Saïd. Rudolf a reçu ma lettre, je suppose ?
– Il est absent. Je vous expliquerai les raisons de cette absence. Mais auparavant, il est un point sur lequel nous voudrions quelques renseignements. Il s’agit d’un personnage que vous avez connu, et que vous désigniez dans vos entretiens avec M. Kesselbach sous le nom de Pierre Leduc.
– Pierre Leduc ! Quoi ! Qui vous a dit ? Le vieillard fut bouleversé. Il balbutia de nouveau :
– Qui vous a dit ? Qui vous a révélé ?
>– M. Kesselbach.
– Jamais ! C’est un secret que je lui ai révélé, et Rudolf garde ses secrets… surtout celui-ci…
– Cependant il est indispensable que vous nous répondiez. Nous faisons actuellement sur Pierre Leduc une enquête qui doit aboutir sans retard, et vous seul pouvez nous éclairer, puisque M. Kesselbach n’est plus là.
Enfin, quoi, s’écria Steinweg, paraissant se décider, que vous faut-il ?
– Vous connaissez Pierre Leduc ?
– Je ne l’ai jamais vu, mais depuis longtemps je suis possesseur d’un secret qui le concerne. À la suite d’incidents inutiles à raconter, et grâce à une série de hasards, j’ai fini par acquérir la certitude que celui dont la découverte m’intéressait vivait à Paris dans le désordre, et qu’il se faisait appeler Pierre Leduc, ce qui n’est pas son véritable nom.
– Mais le connaît-il, lui, son véritable nom ?
– Je le suppose.
– Et vous ?
– Moi, je le connais.
– Eh bien, dites-le-nous.
Il hésita, puis violemment :
– Je ne le peux pas… je ne le peux pas…
– Mais pourquoi ?
– Je n’en ai pas le droit. Tout le secret est là. Or, ce secret, quand je l’ai dévoilé à Rudolf, il y a attaché tant d’importance qu’il m’a donné une grosse somme d’argent pour acheter mon silence, et qu’il m’a promis une fortune, une vraie fortune, pour le jour où il parviendrait, d’abord à retrouver Pierre Leduc, et ensuite à tirer parti du secret.
Il sourit amèrement :
– La grosse somme d’argent est déjà perdue. Je venais prendre des nouvelles de ma fortune.
– M. Kesselbach est mort, prononça le chef de la Sûreté.
Steinweg bondit.
– Mort ! Est-ce possible ! Non, c’est un piège. Madame Kesselbach, est-il vrai ?
Elle baissa la tête.
Il sembla écrasé par cette révélation imprévue, et, en même temps, elle devait lui être infiniment douloureuse, car il se mit à pleurer.