la voyait de face. Il voyait ses yeux souriants et graves. Une fleur à la main, elle détachait un à un les pétales et donnait des explications aux enfants attentives et curieuses. Puis elle les interrogeait. Et chaque réponse valait à l’élève la récompense d’un baiser.
Lupin la regarda longtemps avec une émotion et une angoisse infinies. Tout un levain de sentiments ignorés fermentait en lui. Il avait une envie de serrer cette belle jeune fille contre lui, de l’embrasser, et de lui dire son respect et son affection. Il se souvenait de la mère, morte au petit village d’Aspremont, morte de chagrin…
– Appelle-la donc, reprit Victoire.
Il s’écroula sur un fauteuil en balbutiant :
– Je ne peux pas… Je ne peux pas… Je n’ai pas le droit… C’est impossible… Qu’elle me croie mort… Ça vaut mieux…
Il pleurait, secoué de sanglots, bouleversé par un désespoir immense, gonflé d’une tendresse qui se levait en lui, comme ces fleurs tardives qui meurent le jour même où elles éclosent.
La vieille s’agenouilla, et, d’une voix tremblante :
– C’est ta fille, n’est-ce pas ?
– Oui, c’est ma fille.
– Oh ! Mon pauvre petit, dit-elle en pleurant, mon pauvre petit !…
Épilogue
Le suicide
– 1 –
– À cheval, dit l’Empereur.
Il se reprit :
– À âne plutôt, fit-il en voyant le magnifique baudet qu’on lui amenait. Waldemar, es-tu sûr que cet animal soit docile ?
– J’en réponds comme de moi-même, Sire, affirma le comte.
– En ce cas, je suis tranquille, dit l’Empereur en riant.
Et, se retournant vers son escorte d’officiers :
– Messieurs, à cheval.
Il y avait là, sur la place principale du village de Capri, toute une foule que contenaient des carabiniers italiens, et, au milieu, tous les ânes du pays réquisitionnés pour faire visiter à l’Empereur l’île merveilleuse…
– Waldemar, dit l’Empereur, en prenant la tête de la caravane, nous commençons par quoi ?
– Par la villa de Tibère, Sire.
On passa sous une porte, puis on suivit un chemin mal pavé qui s’élève peu à peu sur le promontoire oriental de l’île.
L’Empereur était de mauvaise humeur et se moquait du colossal comte de Waldemar dont les pieds touchaient terre, de chaque côté du malheureux âne qu’il écrasait.
Au bout de trois quarts d’heure, on arriva d’abord au Saut-de-Tibère, rocher prodigieux, haut de trois cents mètres, d’où le tyran précipitait ses victimes à la mer…
L’Empereur descendit, s’approcha de la balustrade, et jeta un coup d’œil sur le gouffre. Puis il voulut marcher à pied jusqu’aux ruines de la villa de Tibère, où il se promena parmi les salles et les corridors écroulés.
Il s’arrêta un instant.
La vue était magnifique sur la pointe de Sorrente et sur toute l’île de Capri. Le bleu ardent de la mer dessinait la courbe admirable du golfe, et les odeurs fraîches se mêlaient au parfum des citronniers.
– Sire, dit Waldemar, c’est encore plus beau, de la petite chapelle de l’ermite, qui est au sommet.
– Allons-y.
Mais l’ermite descendait lui-même, le long d’un sentier abrupt. C’était un vieillard, à la marche hésitante, au dos voûté. Il portait le registre où les voyageurs inscrivaient d’ordinaire leurs impressions.
Il installa ce registre sur un banc de pierre.
– Que dois-je écrire ? dit l’Empereur.
– Votre nom, Sire, et la date de votre passage et ce qu’il vous plaira.
L’Empereur prit la plume que lui tendait l’ermite et se baissa.
– Attention, Sire, attention !
Des hurlements de frayeur, un grand fracas du côté de la chapelle, l’Empereur se retourna. Il eut la vision d’un rocher énorme qui roulait en trombe au-dessus de lui.
Au même moment il était empoigné à bras-le-corps par l’ermite et projeté à dix mètres de distance.
Le rocher vint se heurter au banc de pierre devant lequel se tenait l’Empereur un quart de seconde auparavant, et brisa le banc en morceaux.
Sans l’intervention de l’ermite, l’Empereur était perdu.
Il lui tendit la main, et dit simplement :
– Merci.
Les officiers s’empressaient autour de lui.
– Ce n’est rien, messieurs… Nous en serons quittes pour la peur… mais une jolie peur, je l’avoue… Tout de même, sans l’intervention de ce brave homme…
Et, se rapprochant de l’ermite :
– Votre nom, mon ami ?
L’ermite avait gardé son capuchon. Il l’écarta un peu, et tout bas, de façon à n’être entendu que de son interlocuteur, il dit :
– Le nom d’un homme qui est très heureux que vous lui ayez donné la main, Sire.
L’Empereur tressaillit et recula. Puis, se dominant aussitôt :
– Messieurs, dit-il aux officiers, je vous demanderai de monter jusqu’à la chapelle. D’autres rocs peuvent se détacher, et il serait peut-être prudent de prévenir les autorités du pays. Vous me rejoindrez ensuite. J’ai à remercier ce brave homme.
Il s’éloigna, accompagné de l’ermite. Et quand ils furent seuls, il dit :
– Vous ! Pourquoi ?
– J’avais à vous parler, Sire. Une demande d’audience me l’auriez-vous accordée ? J’ai préféré agir directement, et je pensais me faire reconnaître pendant que Votre Majesté signait le registre quand ce stupide accident…
– Bref ? dit l’Empereur.
– Les lettres que Waldemar vous a remises de ma part, Sire, ces lettres sont fausses.
L’Empereur eut un geste de vive contrariété.
– Fausses ? Vous en êtes certain ?
– Absolument, Sire.
– Pourtant, ce Malreich…
– Le coupable n’était pas Malreich.
– Qui, alors ?
– Je demande à Votre Majesté de considérer ma réponse comme secrète. Le vrai coupable était Mme Kesselbach.
– La femme même de Kesselbach ?
– Oui, Sire. Elle est morte maintenant. C’est elle qui avait fait ou fait faire les copies qui sont en votre possession. Elle gardait les vraies lettres.
– Mais où sont-elles ? s’écria l’Empereur. C’est là l’important ! Il faut les retrouver à tout prix ! J’attache à ces lettres une valeur considérable