—«Elles en ont au moins deux autres dans un bois, à l'extérieur,» répondit Armande.
—«Ne pourrais-je m'y réfugier par là?...»
C'était une idée. Mais quelle complication de faire ce grand circuit pour transporter dans le souterrain les objets indispensables au blessé et sa nourriture journalière!
—«Une couverture me suffira,» dit l'Italien, «Avec une gourde de cognac pour laver ma plaie et me soutenir... Puis une miche de pain de temps à autre, j'aurai tout ce qu'il me faut. Je repartirai dans trois jours.
—Votre blessure ne sera pas cicatrisée si tôt.
—Bah! j'en ai vu d'autres. Vous ne savez pas comme je me raccommode vite. J'ai un sang de tous les diables. Je crois que si on me coupait une jambe, elle repousserait.»
Le jeune homme riait, montrant de fines dents blanches, qui étincelaient sous sa moustache noire. Et la chaude animation de son teint, la vigueur nerveuse de sa physionomie, l'éclat de sa martiale jeunesse, proclamaient cette force vitale dont il se vantait gaiement.
Alors, pendant cette lugubre soirée d'hiver, il y eut, dans l'horreur obscure, par les taillis brumeux, sur la terre glissante, le long de sentiers incertains, des allées et venues, des pas, des souffles d'effroi. Armande et Louise, soutenant le blessé, qui ne pouvait appuyer le pied sur le sol, parvinrent à l'emmener hors du parc sans donner l'éveil aux Prussiens. Comme plusieurs de leurs officiers et toute une petite garnison occupaient le château, des sentinelles gardaient les grilles. Cependant, la vaste circonvallation des murs était percée de quelques portes dont les vainqueurs ignoraient l'existence. Par l'une d'elles, donnant sur la forêt, le trio sortit. Quelles précautions! quelles craintes! quels efforts! La neige alourdissait la marche, déjà si pénible, puis fondait à l'ourlet des jupes, glaçant jusqu'aux os les deux femmes. Un silence effarant planait sous les branches, dans l'atmosphère d'encre. Le moindre craquement y surprenait, sinistre, faisant sauter le cœur. Un moment on désespéra de trouver l'ouverture de la caverne. Et la recherche était lente, avec ce blessé, que cependant, grâce aux ténèbres, ses compagnes ne voyaient pas blêmir de souffrance, et qui avançait vaillamment.
—«Appuyez-vous contre cet arbre, monsieur,» dit la Louison. «Et que Mademoiselle se repose un instant. Je vais tourner cette butte. La grotte doit s'ouvrir de l'autre côté.
—Si nous nous séparons, nous ne nous retrouverons plus,» observa Armande, qu'une angoisse étreignait, malgré sa bravoure.
—«Mais si. Voilà la moitié de mes allumettes et l'un de mes rats-de-cave. Mais ne faites pas de lumière sans raison urgente. Et ne bougez pas.»
Elle s'éloigna, vite effacée dans le noir. Michel et Armande restèrent seuls, immobiles, muets, dans les ténèbres. Le jeune homme n'avait pas dégagé son bras de celui de la jeune fille, mais il n'y prenait plus qu'un faible point d'appui, laissant peser tout son poids sur la main que soutenait l'arbre.
Étrange situation pour cette fille de haute naissance, de jeunesse farouchement chaste!... Se trouver là, dans la nuit, presque enlacée à cet inconnu, et toute palpitante de la même périlleuse aventure! Était-ce la beauté de Michel Occana ou son dévouement à la France qui se peignait le plus vivement dans l'imagination enfiévrée d'Armande? Jamais elle ne s'était sentie vivre d'une vie grisante et exaltée comme à cette minute. Ce n'était pas le froid qui faisait courir dans ses veines des ondes frissonnantes. L'ombre profonde, en voilant son regard, lui permettait de contempler le volontaire garibaldien. Ce qu'elle voyait de lui n'était, malgré l'étroite proximité, qu'une silhouette indistincte. Une pâleur attirante indiquait le visage. Mais voilà que, dans cette pâleur, une flamme soudain surgit. L'accoutumance aux ténèbres aiguisait les prunelles d'Armande. Elle apercevait maintenant les yeux magnifiques et doux de l'Italien. Ces yeux la pénétraient d'une ardeur trouble, inconnue. Ce qui en émanait, brûlure suave, n'avait jamais encore effleuré l'âme de cette vierge sauvage et sans beauté. Pour qu'elle inspirât la passion, celle que n'osaient courtiser les paysans, et qu'ignoraient ou dédaignaient les hommes de son monde, il fallait les hasards de cette nuit tragique, le désir brusquement allumé par ses allures de guerrière dans le cœur d'un aventurier de vingt-cinq ans, privé longtemps d'amour et que la mort guettait. Tous deux, de leurs yeux qui se distinguaient à peine, de leurs yeux de mystère, d'amour et d'ombre, dans la nuit, échangèrent quelque chose de plus inoubliable qu'un aveu et de plus aigu qu'un baiser. Cependant ils n'avaient pas dit un mot ni fait un mouvement lorsque la Louison revint.
—«J'ai trouvé!...» chuchota-t-elle, haletante. «Venez avec moi.»
Bientôt, ils s'enfoncèrent dans un dédale de galeries, creusées à travers l'épaisse couche de grès qui forme le sous-sol de ce pays et donna le nom au domaine. Ce nom de Solgrès, par son ancienneté, montre qu'une telle richesse géologique était connue et sans doute exploitée dans un temps fort lointain. Des carrières de Solgrès sont sans doute sortis ces blocs qui, avant le macadam, formaient les longues routes cahotantes dénommées «pavés du roi». La nature, l'industrie et peut-être aussi les nécessités des guerres civiles, ont percé ou étendu les couloirs souterrains qui se relient au parc de Solgrès par une issue soigneusement masquée. C'est là que venaient d'entrer l'émissaire de Garibaldi et ses deux compagnes. Tout de suite ils ressentirent le bien-être relatif de cet endroit sec et abrité, à la température douce de cave. A mesure qu'ils y avançaient, la tiédeur ambiante augmentait. Maintenant ils osaient faire de la lumière. Les petits cristaux du grès scintillaient sur la blancheur des murailles. Le sable fin formé par cette pierre pulvérisée était souple et chaud comme du velours pour leurs pieds transis et meurtris.
Les jeunes femmes conduisirent Michel jusqu'à la porte de fer qui donnait accès dans le parc. Louise, comme femme du garde, en avait une clef. Elle l'introduisit dans la serrure et fit jouer le lourd battant.
—«Si la neige fond, je viendrai vous voir par ici,» dit-elle.
—«Donne cette clef à Monsieur,» ordonna sa maîtresse.
Louise hésita, étonnée.
—«Si un danger le menace du dehors, il pourra se réfugier chez nous.»
Malgré sa confiance et sa pitié, la Louison trouvait grave l'abandon de cette clef à un inconnu. Cependant elle ne put qu'obéir.
—«Nous allons,» dit Armande à Michel, «vous laisser des allumettes, des rats-de-cave, la gourde d'eau-de-vie, et ce châle que j'ai emprunté à Louison.»
En parlant, elle l'ôtait de ses épaules.
—«Je ne veux pas,» dit l'Italien.
—«Et moi, je le veux,» insista Mlle de Solgrès, avec un sourire qui para son visage d'une grâce inattendue.
Déjà, elle portait ce rayon ineffable qui se pose avec l'amour sur le front des femmes, divinisant les plus belles et donnant du charme aux moins favorisées.
On installa l'Italien dans une cavité, retirée comme une alcôve. Puis, malgré ses protestations, Armande et Louise promirent de faire immédiatement un autre voyage pour lui apporter quelques objets de première nécessité.
Les vaillantes créatures le firent comme elles l'avaient dit. Bravant une seconde fois presque les mêmes fatigues et le froid encore accru, elles revinrent une heure plus tard, avec une couverture, un panier de provisions, un réchaud à alcool, une cruche d'eau et un peu de linge.
Avant de se retirer pour la nuit, Armande voulut encore une fois panser la blessure de Michel. Et, sans doute, il y eut à ses doigts légers quelque influence miraculeuse, car, lorsqu'elle fut partie, le volontaire garibaldien ne sentit plus la cuisson et le battement douloureux de sa blessure. Une autre fièvre éloigna de ses yeux le sommeil. Cependant, c'était un lit presque confortable que le sien, creusé dans le sable moelleux, sous la bonne épaisseur de la couverture et du châle, que le jeune homme ramenait autour de ses membres. Vraiment la couche était presque voluptueuse pour un soldat qui, depuis plusieurs jours, dormait à la belle étoile, et,