dans la main de leurs prisonniers garrotés, & conduire leurs bras dans le sein de leurs femmes, de leurs peres, de leurs meres, de leurs filles, s'imaginant en faire mutuellement des parricides, & les damner tous en les exterminant tous. C'est ce que rapporte Rapin-Toiras, Officier en Irlande, presque contemporain; c'est ce que rapportent toutes les Annales, toutes les Histoires d'Angleterre, & ce qui sans doute ne sera jamais imité. La Philosophie, la seule Philosophie, cette sœur de la Religion, a désarmé des mains que la superstition avait si long-temps ensanglantées; & l'esprit humain, au réveil de son ivresse, s'est étonné des excès où l'avait emporté le fanatisme.
Nous-mêmes, nous avons en France une Province opulente, où le Luthéranisme l'emporte sur le Catholicisme. L'Université d'Alsace est entre les mains des Luthériens: ils occupent une partie des Charges municipales; jamais la moindre querelle religieuse n'a dérangé le repos de cette Province depuis qu'elle appartient à nos Rois. Pourquoi? c'est qu'on n'y a persécuté personne. Ne cherchez point à gêner les cœurs, & tous les cœurs seront à vous.
Je ne dis pas que tous ceux qui ne sont point de la Religion du Prince doivent partager les places & les honneurs de ceux qui sont de la Religion dominante. En Angleterre, les Catholiques, regardés comme attachés au Prétendant, ne peuvent parvenir aux emplois; ils payent même double taxe; mais ils jouissent d'ailleurs de tous les droits des Citoyens.
On a soupçonné quelques Evêques Français de penser qu'il n'est ni de leur honneur, ni de leur intérêt, d'avoir dans leur Diocese des Calvinistes; & que c'est là le plus grand obstacle à la Tolérance: je ne le puis croire. Le Corps des Evêques en France est composé de gens de qualité, qui pensent & qui agissent avec une noblesse digne de leur naissance; ils sont charitables & généreux, c'est une justice qu'on doit leur rendre: ils doivent penser que certainement leurs Diocésains fugitifs ne se convertiront pas dans les Pays étrangers, & que, retournés auprès de leurs Pasteurs, ils pourraient être éclairés par leurs instructions, & touchés par leurs exemples; il y aurait de l'honneur à les convertir: le temporel n'y perdrait pas; & plus il y aurait de Citoyens, plus les terres des Prélats rapporteraient.
Un Evêque de Varmie, en Pologne, avait un Anabatiste pour Fermier, & un Socinien pour Receveur; on lui proposa de chasser & de poursuivre l'un parce qu'il ne croyait pas la consubstantiabilité, & l'autre parce qu'il ne baptisait son fils qu'à quinze ans: il répondit qu'ils seraient éternellement damnés dans l'autre monde, mais que dans ce monde-ci ils lui étaient très-nécessaires.
Sortons de notre petite sphere, & examinons le reste de notre globe. Le grand Seigneur gouverne en paix vingt Peuples de différentes Religions; deux cents mille Grecs vivent avec sécurité dans Constantinople; le Muphti même nomme & présente à l'Empereur le Patriarche Grec; on y souffre un Patriarche Latin. Le Sultan nomme des Evêques Latins pour quelques Isles de la Grece,[11] & voici la formule dont il se sert; Je lui commande d'aller résider Evêque dans l'Isle de Chio, selon leur ancienne coutume & leurs vaines cérémonies. Cet Empire est rempli de Jacobites, de Nestoriens, de Monotélites; il y a des Cophtes, des Chrétiens de St. Jean, des Juifs, des Guebres, des Banians. Les Annales Turques ne font mention d'aucune révolte excitée par aucune de ces Religions.
Allez dans l'Inde, dans la Perse, dans la Tartarie; vous y verrez la même tolérance & la même tranquillité. Pierre-le-Grand a favorisé tous les Cultes dans son vaste Empire: le Commerce & l'Agriculture y ont gagné, & le Corps politique n'en a jamais souffert.
Le Gouvernement de la Chine n'a jamais adopté, depuis plus de quatre mille ans qu'il est connu, que le Culte des Noachides, l'adoration simple d'un seul Dieu: cependant il tolere les superstitions de Fo, & une multitude de Bonzes qui serait dangereuse, si la sagesse des Tribunaux ne les avait pas toujours contenus.
Il est vrai que le grand Empereur Yont-Chin, le plus sage & le plus magnanime peut-être qu'ait eu la Chine, a chassé les Jésuites; mais ce n'était pas parce qu'il était intolérant, c'était au contraire parce que les Jésuites l'étaient. Ils rapportent eux-mêmes dans leurs Lettres curieuses, les paroles que leur dit ce bon Prince: Je sais que votre Religion est intolérante; je sais ce que vous avez fait aux Manilles & au Japon; vous avez trompé mon Pere, n'espérez pas me tromper de même. Qu'on lise tout le discours qu'il daigna leur tenir, on le trouvera le plus sage & le plus clément des hommes. Pouvait-il en effet retenir des Physiciens d'Europe, qui, sous prétexte de montrer des thermometres & des éolipiles à la Cour, avaient soulevé déja un Prince du sang? & qu'aurait dit cet Empereur, s'il avait lu nos Histoires, s'il avait connu nos temps de la ligue, & de la conspiration des poudres?
C'en était assez pour lui d'être informé des querelles indécentes des Jésuites, des Dominicains, des Capucins, des Prêtres séculiers envoyés du bout du monde dans ses Etats: ils venaient prêcher la vérité, & ils s'anathématisaient les uns les autres. L'Empereur ne fit donc que renvoyer des perturbateurs étrangers: mais avec quelle bonté les renvoya-t-il? quels soins paternels n'eut-il pas d'eux pour leur voyage, & pour empêcher qu'on ne les insultât sur la route? Leur bannissement même fut un exemple de tolérance & d'humanité.
Les Japonois[12] étaient les plus tolérants de tous les hommes, douze Religions paisibles étaient établies dans leur Empire: les Jésuites vinrent faire la treizieme; mais bientôt n'en voulant pas souffrir d'autre, on sait ce qui en résulta; une guerre civile, non moins affreuse que celles de la Ligue, désola ce Pays. La Religion Chrétienne fut noyée enfin dans des flots de sang. Les Japonois fermerent leur Empire au reste du monde, & ne nous regarderent que comme des bêtes farouches, semblables à celles dont les Anglais ont purgé leur Isle. C'est en vain que le Ministre Colbert, sentant le besoin que nous avions des Japonois, qui n'ont nul besoin de nous, tenta d'établir un commerce avec leur Empire; il les trouva inflexibles.
Ainsi donc notre Continent entier nous prouve qu'il ne faut ni annoncer ni exercer l'intolérance.
Jettez les yeux sur l'autre hémisphere, voyez la Caroline, dont le sage Loke fut le Législateur; tout pere de famille qui a sept personnes seulement dans sa maison, peut y établir une Religion à son choix, pourvu que ces sept personnes y concourent avec lui. Cette liberté n'a fait naître aucun désordre. Dieu nous préserve de citer cet exemple pour engager chaque maison à se faire un culte particulier: on ne le rapporte que pour faire voir que l'excès le plus grand où puisse aller la tolérance, n'a pas été suivi de la plus légere dissension.
Mais que dirons-nous de ces pacifiques Primitifs, que l'on a nommés Quakres par dérision, & qui, avec des usages peut-être ridicules, ont été si vertueux, & ont enseigné inutilement la paix au reste des hommes? Ils sont en Pensilvanie au nombre de cent mille; la discorde, la controverse sont ignorées dans l'heureuse Patrie qu'ils se sont faite: & le nom seul de leur Ville de Philadelphie, qui leur rappelle à tout moment que les hommes sont freres, est l'exemple & la honte des Peuples qui ne connaissent pas encore la tolérance.
Enfin cette tolérance n'a jamais excité de guerre civile; l'intolérance a couvert la terre de carnage. Qu'on juge maintenant entre ces deux rivales, entre la mere qui veut qu'on égorge son fils, & la mere qui le cede pourvu qu'il vive.
Je ne parle ici que de l'intérêt des Nations; & en respectant, comme je le dois, la Théologie, je n'envisage dans cet article que le bien physique & moral de la Société. Je supplie tout Lecteur impartial de peser ces vérités, de les rectifier & de les étendre. Des Lecteurs attentifs, qui se communiquent leurs pensées, vont toujours plus loin que l'Auteur.[13]
CHAPITRE V.
Comment la Tolérance peut être admise.
J'Ose supposer qu'un Ministre éclairé & magnanime, un Prélat humain & sage, un Prince qui sait que son intérêt consiste dans le grand nombre de ses Sujets, & sa gloire dans leur bonheur, daigne