Sancho; je dis que ce sont des gens qu'on a condamnés pour leurs crimes à servir le roi sur les galères.
En définitive, reprit don Quichotte, ces gens sont contraints, et ne vont pas là de leur plein gré.
Oh! pour cela je vous en réponds, repartit Sancho.
Eh bien, dit don Quichotte, cela me regarde, moi dont la profession est d'empêcher les violences et de secourir les malheureux.
Faites attention, seigneur, continua Sancho, que la justice et le roi ne font aucune violence à de semblables gens, et qu'ils n'ont que ce qu'ils méritent.
En ce moment la bande passa si près de don Quichotte, qu'il pria les gardes, avec beaucoup de politesse, de vouloir bien lui apprendre pour quel sujet ces pauvres diables marchaient ainsi enchaînés.
Ce sont des forçats qui vont servir sur les galères du roi, répondit un des cavaliers; je ne sais rien de plus, et je ne crois pas qu'il soit nécessaire que vous en sachiez davantage.
Vous m'obligeriez beaucoup, reprit don Quichotte, en me laissant apprendre de chacun d'eux en particulier la cause de sa disgrâce.
Il accompagna sa prière de tant de civilités, que l'autre cavalier lui dit: Nous avons bien ici les sentences de ces misérables, mais il serait trop long de les lire, et cela ne vaut pas la peine de défaire nos valises: questionnez-les vous-même, ils vous satisferont, s'ils en ont envie, car ces honnêtes gens ne se font pas plus prier pour raconter leurs prouesses que pour les faire.
Avec cette permission, qu'il aurait prise de lui-même si on la lui avait refusée, don Quichotte s'approcha de la chaîne, et demanda à celui qui marchait en tête pour quel péché il allait de cette triste façon.
C'est pour avoir été amoureux, répondit-il.
Quoi! rien que pour cela? s'écria notre chevalier. Si on envoie les amoureux aux galères, il y a longtemps que je devrais ramer.
Mes amours n'étaient pas de ceux que suppose Votre Grâce, reprit le forçat, j'aimais si fort une corbeille remplie de linge blanc, et je la tenais embrassée si étroitement que, sans la justice qui s'en mêla, elle serait encore entre mes bras. Pris sur le fait, on n'eut pas recours à la question: je fus condamné, après avoir eu les épaules chatouillées d'une centaine de coups de fouet; mais quand j'aurai, pendant trois ans, fauché le grand pré, j'en serai quitte.
Qu'entendez-vous par faucher le grand pré? demanda don Quichotte.
C'est ramer aux galères, répondit le forçat, qui était un jeune homme d'environ vingt-quatre ans, natif de Piedrahita.
Don Quichotte fit la même question au suivant, qui ne répondit pas un seul mot, tant il était triste et mélancolique; son camarade lui en épargna la peine en disant:
Celui-là est un serin de Canarie; il va aux galères pour avoir trop chanté.
Comment! on envoie aussi les musiciens aux galères? dit don Quichotte.
Oui, seigneur, répondit le forçat, parce qu'il n'y a rien de plus dangereux que de chanter dans le tourment.
J'avais toujours entendu dire: Qui chante, son mal enchante, repartit notre chevalier.
C'est tout au rebours ici, répliqua le forçat: qui chante une fois, pleure toute sa vie.
Par ma foi, je n'y comprends rien, dit don Quichotte.
Pour ces gens de bien, interrompit un des gardes, chanter dans le tourment, signifie confesser à la torture. On a donné la question à ce drôle; il a fait l'aveu de son crime, qui était d'avoir volé des bestiaux; et, pour avoir confessé, ou chanté, comme ils disent, il a été condamné à six ans de galères, outre deux cents coups de fouet qui lui ont été comptés sur-le-champ. Si vous le voyez triste et confus, c'est que ses camarades le bafouent et le maltraitent pour n'avoir pas eu le courage de souffrir et de nier: car, entre eux, ils prétendent qu'il n'y a pas plus de lettres dans un non que dans un oui, et qu'un accusé est bien heureux de tenir son absolution au bout de sa langue, quand il n'y a pas de témoin contre lui. Franchement, je trouve qu'ils n'ont pas tout à fait tort.
C'est aussi mon avis, dit don Quichotte; et, passant au troisième, il lui adressa la même question.
Celui-ci, sans se faire tirer l'oreille, répondit d'un ton dégagé:
Moi je m'en vais pour cinq ans aux galères, faute de dix ducats.
J'en donnerai vingt de bon cœur pour vous en dispenser, dit don Quichotte.
Il est un peu trop tard, repartit le forçat; cela ressemble fort à celui qui a sa bourse pleine au milieu de la mer, et qui meurt de faim faute de pouvoir acheter ce dont il a besoin. Si j'avais eu en prison les vingt ducats que vous m'offrez en ce moment, pour graisser la patte du greffier, et pour aviver la langue de mon avocat, je serais à l'heure qu'il est à me promener au beau milieu de la place de Zocodover à Tolède, et non sur ce chemin, mené en laisse comme un lévrier. Mais, patience! chaque chose a son temps.
Le quatrième était un vieillard de vénérable aspect, avec une longue barbe blanche qui lui descendait sur la poitrine. Il se mit à pleurer quand don Quichotte lui demanda ce qui l'avait amené là, et celui qui suivait répondit à sa place: Cet honnête barbon va servir le roi sur mer pendant quatre ans, après avoir été promené en triomphe par les rues, vêtu magnifiquement.
Cela s'appelle, je crois, faire amende honorable, dit Sancho.
Justement, répondit le forçat, et c'est pour avoir été courtier d'oreille et même du corps tout entier; c'est-à-dire que ce gentilhomme est ici en qualité de Mercure galant, et aussi pour quelques petits grains de sorcellerie.
De ces grains-là, je n'ai rien à dire, reprit don Quichotte; mais s'il n'avait été que messager d'amour, il ne mériterait pas d'aller aux galères, si ce n'est pour être fait général. L'emploi de messager d'amour n'est pas ce qu'on imagine, et pour le bien remplir il faut être habile et prudent. Dans un État bien réglé, c'est un office qui ne devrait être confié qu'à des personnes de choix. Il serait bon, pour ces sortes de charges, de créer des contrôleurs et examinateurs comme il y en a pour les autres; ceux qui les exercent devraient être fixés à un certain nombre, et prêter serment: par là on éviterait beaucoup de désordres provenant de ce que trop de gens se mêlent du métier, gens sans intelligence, pour la plupart, sottes servantes, laquais et jeunes pages, qui dans les circonstances difficiles ne savent plus reconnaître leur main droite d'avec leur main gauche, et laissent geler leur soupe dans le trajet de l'assiette à la bouche. Si j'en avais le temps, je voudrais donner mes raisons du soin qu'il convient d'apporter dans le choix des gens destinés à un emploi de cette importance; mais ce n'est pas ici le lieu. Quelque jour j'en parlerai à ceux qui peuvent y pourvoir. Aujourd'hui je dirai seulement que ma peine à la vue de ce vieillard, avec ses cheveux blancs et son vénérable visage, si durement traité pour quelques messages d'amour, a quelque peu cessé quand vous avez ajouté qu'il se mêlait aussi de sorcellerie, quoiqu'à dire vrai, je sache bien qu'il n'y a ni charmes ni sortiléges au monde qui puissent influencer la volonté, comme le pensent beaucoup d'esprits crédules. Nous avons tous pleinement notre libre arbitre, contre lequel plantes et enchantements ne peuvent rien. Ce que font quelques femmelettes par simplicité, quelques fripons par fourberie, ce sont des breuvages, des mixtures, au moyen desquels ils rendent les hommes fous en leur faisant accroire qu'ils ont le secret de les rendre amoureux, tandis qu'il est, je le répète, impossible de contraindre la volonté.
Cela est vrai, dit le vieillard, et pour ce qui est de la sorcellerie, seigneur, je n'ai rien à me reprocher. Quant aux messages galants, j'en conviens; mais je ne croyais pas qu'il y eût le moindre mal à cela, je voulais seulement que chacun fût heureux. Hélas! ma bonne intention n'aura servi qu'à m'envoyer dans un lieu d'où je pense ne plus revenir, chargé d'ans comme je suis, et souffrant d'une rétention d'urine qui ne me laisse pas un moment de repos.
A ces mots le pauvre homme se remit à pleurer de plus belle, et Sancho en eut tant de compassion, qu'il