passent pour d'excellents écrivains. Si, par hasard, des pédants s'avisent de contester et de critiquer pour semblable peccadille, souciez-vous-en comme d'un maravédis; allez, allez, quand même le mensonge serait avéré, on ne coupera pas la main qui en sera coupable. Pour ce qui est des citations marginales, faites venir à propos quelques dictons latins, ceux que vous savez par cœur ou qui ne vous donneront pas grand'peine à trouver. Par exemple, avez-vous à parler de l'esclavage et de la liberté? qui vous empêche de mettre
Non bene pro toto libertas venditur auro.
Traitez-vous de la mort? citez sur-le-champ:
Pallida mors æquo pulsat pede pauperum tabernas
Regumque turres....
S'il est question de l'amour que Dieu commande d'avoir pour son ennemi, l'Écriture sainte ne nous dit-elle pas: Ego autem dico vobis, diligite inimicos vestros? S'il s'agit de mauvaises pensées, recourez à l'Évangile: De corde exeunt cogitationes malæ. Pour l'instabilité de l'amitié, Caton vous prêtera son distique:
Donec eris felix, multos numerabis amicos;
Tempora si fuerint nubila, solus eris[5].
Avec ces bribes de latin amenées à propos, vous passerez pour un érudit, et par le temps qui court, cela vaut honneur et profit.
Quant aux notes et commentaires qui devront compléter votre livre, voici comment vous pourrez procéder en toute sûreté. Vous faut-il un géant? prenez-moi Goliath, et avec lui vous avez un commentaire tout fait; vous direz: Le géant Golias ou Goliath était un Philistin que le berger David tua d'un coup de fronde dans la vallée de Térébinthe, ainsi qu'il est écrit au Livre des Rois, chapitre..... Voulez-vous faire une excursion dans le domaine des sciences, en géographie, par exemple? eh bien, arrangez-vous pour parler du Tage, et vous avez là une magnifique période! Dites: Le fleuve du Tage fut ainsi nommé par un ancien roi des Espagnes, parce qu'il prend sa source en tel endroit, et qu'il a son embouchure dans l'Océan, où il se jette après avoir baigné les murs de la célèbre et opulente ville de Lisbonne, il passe pour rouler un sable d'or, etc., etc. Voulez-vous parler de brigands? je vous recommande l'histoire de Cacus. Vous faut-il des courtisanes? l'évêque de Mondonedo[6] vous fournira des Samies, des Laïs, des Flores. S'agit-il de démons femelles? Ovide vous offre sa Médée. Sont-ce des magiciennes ou enchanteresses? vous avez Calypso dans Homère et Circé dans Virgile. En fait de grands capitaines, Jules César se peint lui-même dans ses Commentaires, et Plutarque vous fournira mille Alexandre. Enfin si vous avez à traiter de l'amour, avec deux onces de langue italienne, Léon Hébreu[7] vous donnera pleine mesure; et s'il vous répugne de recourir à l'étranger, nous avons en Espagne le Traité de Fonseca sur l'Amour de Dieu, dans lequel se trouve développé tout ce que l'homme le plus exigeant peut désirer en semblable matière. Chargez-vous seulement d'indiquer les sources où vous puiserez, et laissez-moi le soin des notes et des commentaires; je me charge de remplir vos marges, et de barbouiller quatre feuilles de remarques par-dessus le marché.
Mais, il me semble, en vérité, que votre ouvrage n'a aucun besoin de ce que vous dites lui manquer, puisqu'en fin de compte vous n'avez voulu faire qu'une satire des livres de chevalerie, qu'Aristote n'a pas connus, dont Cicéron n'a pas eu la moindre idée, et dont saint Basile ne dit mot. Ces fantastiques inventions n'ont rien à démêler avec les réalités de l'histoire, ni avec les calculs de la géométrie, les règles et les arguments de la rhétorique. Vous n'avez pas sans doute la prétention de convertir les gens, comme veulent le faire tant de vos confrères qui mêlent le sacré et le profane, mélange coupable et indécent que doit sévèrement réprouver tout esprit vraiment chrétien! Bien exprimer ce que vous avez à dire, voilà votre but; ainsi, plus l'imitation sera fidèle, plus votre ouvrage approchera de la perfection. Si donc vous n'en voulez qu'aux livres de chevalerie, pourquoi emprunter des sentences aux philosophes, des citations à la sainte Écriture, des fables aux poëtes, des discours aux rhéteurs, des miracles aux saints? Faites seulement que votre phrase soit harmonieuse et votre récit intéressant; que votre langage, clair et précis, rende votre intention sans obscurité ni équivoque; tâchez surtout qu'en vous lisant, le mélancolique ne puisse s'empêcher de rire, que l'ignorant s'instruise, que le connaisseur admire, que le sage se croie tenu de vous louer. Surtout visez constamment à détruire cette ridicule faveur qu'ont usurpée auprès de tant de gens les livres de chevalerie; et, par ma foi, si vous en venez à bout, vous n'aurez pas accompli une mince besogne.
J'avais écouté dans un grand silence ce que disait mon ami; ses raisons frappèrent tellement mon esprit que, sans répliquer, je les tins, à l'instant même, pour excellentes, et je résolus d'en faire cette préface, dans laquelle tu reconnaîtras, cher lecteur, le grand sens d'un tel conseiller, et ma bonne fortune qui me l'avait envoyé si à propos. Tu y trouveras aussi ton compte, puisque, sans autre préliminaire, tu vas passer à l'histoire naïve et sincère de ce don Quichotte de la Manche, regardé par les habitants de la plaine de Montiel comme le plus chaste des amants et le plus vaillant des chevaliers. Mais je ne voudrais pas trop exagérer le service que tu me dois pour t'avoir fait connaître un héros si recommandable; je demande seulement que tu me saches quelque gré de te présenter son illustre écuyer Sancho Panza, dans la personne duquel tu trouveras, je l'espère, rassemblées toutes les grâces écuyéresques éparses dans la foule vaine et insipide des livres de chevalerie.
Sur ce, que Dieu te conserve, cher lecteur, sans m'oublier cependant.
UN MOT SUR CETTE NOUVELLE TRADUCTION
Comme Homère, comme Virgile, Dante, Shakespeare, Cervantes, a eu un grand nombre de traducteurs; et cependant après tant d'essais, le chef-d'œuvre de cet immortel écrivain Don Quichotte, en un mot, est encore et restera toujours à traduire.
Notre admiration pour Cervantes et pour la chevaleresque patrie qui l'a vu naître nous a depuis longtemps inspiré le désir et fait prendre la résolution de tenter cette périlleuse aventure. Aussi, pour nous y préparer, avons-nous lu et relu l'inimitable roman de Gil Blas, ce modèle accompli de l'art du conteur.
Dans les lettres, obscur ouvrier de la onzième heure, nous n'avons pas la prétention d'avoir atteint le but que tant d'autres, avant nous, ont poursuivi avec constance et quelquefois avec bonheur; mais dans la mesure de nos forces, et par une version fidèle que nous nous sommes efforcé de rendre agréable, nous avons cherché à augmenter le nombre des admirateurs d'un des plus beaux génies dont s'honore l'humanité.
C'est le résultat de cette tentative que nous soumettons au public.
Ch. FURNE.
L'INGÉNIEUX CHEVALIER
DON QUICHOTTE
DE LA MANCHE
PREMIÈRE PARTIE
LIVRE PREMIER—CHAPITRE PREMIER
QUI TRAITE DE LA QUALITÉ ET DES HABITUDES DE L'INGÉNIEUX DON QUICHOTTE
Dans un petit bourg de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom[8], vivait naguère un de ces hidalgos qui ont lance au râtelier, rondache antique, vieux cheval et lévrier de chasse.—Une olla[9], bien plus souvent de bœuf[10] que de mouton, un saupiquet[11] le soir, le vendredi des lentilles, des abatis de bétail le samedi, et le dimanche