arroser une verte prairie. Quantité d'arbres sauvages, de plantes et de fleurs des champs entouraient cette douce retraite. Ce lieu plut beaucoup au chevalier de la Triste-Figure, qui, le prenant pour théâtre de sa pénitence, en prit possession en ces termes:
Cruelle! voici l'endroit que j'adopte et que je choisis pour pleurer l'infortune où tu m'as fait descendre! oui, je veux que mes larmes grossissent les eaux de ce ruisseau, que mes soupirs incessants agitent les feuilles et les branches de ces arbres, en signe et témoignage de l'affliction qui déchire mon cœur outragé. O vous! divinités champêtres qui faites séjour en ce désert, écoutez les plaintes d'un malheureux amant, qu'une longue absence et une jalousie imaginaire ont amené dans ces lieux, afin de pleurer son triste sort, et gémir à son aise des rigueurs d'une ingrate en qui le ciel a rassemblé toutes les perfections de l'humaine beauté! O Dulcinée du Toboso! soleil de mes jours, lune de mes nuits, étoile polaire de ma destinée! prends pitié du triste état où m'a réduit ton absence, et daigne répondre par un heureux dénoûment à la constance de ma foi! Arbres, désormais compagnons de ma solitude, faites connaître par le doux bruissement de votre feuillage que ma présence ne vous déplaît pas. Et toi, cher écuyer, fidèle compagnon de mes nombreux travaux, regarde bien ce que je vais faire, afin de le raconter fidèlement à celle qui en est l'unique cause.
En achevant ces mots, il mit pied à terre, ôta la selle et la bride à Rossinante, et lui frappant doucement sur la croupe avec la paume de la main, il dit en soupirant:
Celui qui a perdu la liberté te la donne, ô coursier aussi excellent par tes œuvres que malheureux par ton sort! Va, prends le chemin que tu voudras, car tu portes écrit sur le front que jamais l'hippogriffe d'Astolphe, ni le renommé Frontin, qui coûta si cher à Bradamante, n'ont égalé ta légèreté et ta vigueur.
Celui qui a perdu sa liberté te la donne (p. 124).
Maudit, et mille fois maudit, s'écria Sancho, soit celui qui me prive du soin de débâter mon âne. Par ma foi, les caresses et les compliments ne lui manqueraient pas à cette heure. Et pourtant quand il serait ici, le pauvre grison, à quoi servirait de lui ôter le bât? Qu'a-t-il à voir aux folies des amoureux et des désespérés, puisque son maître, et ce maître c'est moi, n'a jamais été ni l'un ni l'autre? Mais dites-moi, seigneur, si mon départ et votre folie sont choses sérieuses, ne serait-il pas à propos de seller Rossinante, afin de remplacer mon âne? ce sera toujours du temps de gagné; tandis que s'il me faut aller à pied, je ne sais trop quand j'arriverai, ni quand je serai de retour, car je suis mauvais marcheur.
Fais comme tu voudras, répondit don Quichotte; d'autant que ton idée ne me semble pas mauvaise. Au reste, tu partiras dans trois jours; je te retiens jusque-là, afin que tu puisses voir ce que j'accomplirai pour ma dame, et que tu puisses lui en faire un fidèle récit.
Et que puis-je voir de plus? dit Sancho.
Vraiment, tu n'y es pas encore, repartit don Quichotte: ne faut-il pas que je déchire mes habits, que je disperse mes armes, que je me jette la tête en bas sur ces rochers, et fasse mille autres choses qui te raviront d'admiration?
Pour l'amour de Dieu, reprit Sancho, que Votre Grâce prenne bien garde à la manière dont elle fera ses culbutes, car vous pourriez donner de la tête en tel endroit que dès le premier coup l'échafaudage de votre pénitence serait renversé. Si cependant ces culbutes sont indispensables, je suis d'avis, puisque tout cela n'est que feinte et imitation, que vous vous contentiez de les faire dans l'eau ou sur quelque chose de mou comme du coton; après quoi laissez-moi le soin du reste, je saurai bien dire à madame Dulcinée que vous avez fait ces culbutes sur des roches plus dures que le diamant.
Je te suis reconnaissant de ta bonne intention, dit don Quichotte; mais apprends que tout ceci, loin d'être une feinte, est une affaire très-sérieuse. D'ailleurs, agir autrement serait manquer aux lois de la chevalerie, qui nous défendent de mentir sous peine d'indignité; or faire ou dire une chose pour une autre c'est mentir; il faut donc que mes culbutes soient réelles, franches, loyales, exemptes de toutes supercherie. Il sera bon néanmoins que tu me laisses de la charpie pour panser mes blessures, puisque notre mauvais sort a voulu que nous perdions le baume.
Ç'a été bien pis de perdre l'âne, puisqu'il portait la charpie et le baume, repartit Sancho; quant à ce maudit breuvage, je prie Votre Grâce de ne m'en parler jamais; rien que d'en entendre prononcer le nom me met l'âme à l'envers, et à plus forte raison l'estomac. Je vous prie aussi de considérer comme achevés les trois jours que vous m'avez donnés pour voir vos folies; je les tiens pour vues et revues, et j'en dirai des merveilles à madame Dulcinée. Veuillez écrire la lettre et m'expédier promptement; car je voudrais être déjà de retour pour vous tirer du purgatoire où je vous laisse.
Purgatoire! reprit don Quichotte; dis enfer, et pis encore, s'il y a quelque chose de pire au monde.
A qui est en enfer NULLA EST RETENTIO, à ce que j'ai entendu dire, répliqua Sancho.
Qu'entends-tu par RETENTIO? demanda don Quichotte.
J'entends par RETENTIO, qu'une fois en enfer on n'en peut plus sortir, répondit Sancho; ce qui n'arrivera pas à Votre Grâce, ou je ne saurais plus jouer des talons pour hâter Rossinante. Plantez-moi une bonne fois devant madame Dulcinée, et je lui ferai un tel récit des folies que vous avez faites pour elle et de celles qui vous restent encore à faire, que je la rendrai aussi souple qu'un gant, fût-elle plus dure qu'un tronc de liége. Puis, avec sa réponse douce comme miel, je reviendrai comme les sorciers, à travers les airs, vous tirer de votre purgatoire, qui semble enfer, mais qui ne l'est pas, puisqu'il y a espérance d'en sortir, tandis qu'on ne sort jamais de l'enfer, quand une fois on y a mis le pied; ce qui est aussi, je crois, l'avis de Votre Grâce.
C'est la vérité, dit don Quichotte; mais comment ferons-nous pour écrire ma lettre?
Et aussi la lettre de change des trois ânons? ajouta Sancho.
Sois tranquille, je ne l'oublierai pas, reprit don Quichotte; et puisque le papier manque, il me faudra l'écrire à la manière des anciens, sur des feuilles d'arbres ou des tablettes de cire. Mais je m'en souviens, j'ai le livre de poche de Cardenio, qui sera très-bon pour cela. Seulement tu auras soin de faire transcrire ma lettre sur une feuille de papier dans le premier village où tu trouveras un maître d'école; sinon tu en chargeras le sacristain de la paroisse; mais garde-toi de t'adresser à un homme de loi, car alors le diable même ne viendrait pas à bout de la déchiffrer.
Et la signature? demanda Sancho.
Jamais Amadis ne signait ses lettres, répondit don Quichotte.
Bon pour cela, dit Sancho; mais la lettre de change doit forcément être signée: si elle n'est que transcrite, ils diront que le seing est faux, et adieu mes ânons.
La lettre de change sera dans le livre de poche, reprit don Quichotte, et je la signerai; lorsque ma nièce verra mon nom, elle ne fera point difficulté d'y faire honneur. Quant à la lettre d'amour, tu auras soin de mettre pour signature: A vous jusqu'à la mort, le chevalier de la Triste-Figure. Peu importe qu'elle soit d'une main étrangère, car, si je m'en souviens bien, Dulcinée ne sait ni lire ni écrire, et de sa vie n'a vu lettre de ma main. En effet, nos amours ont toujours été platoniques, et n'ont jamais passé les bornes d'une honnête œillade; encore ç'a été si rarement, que depuis douze ans qu'elle m'est plus chère que la prunelle de mes yeux, qu'un jour mangeront les vers du tombeau, je ne l'ai pas vue quatre fois; peut-être même ne s'est-elle jamais aperçue que je la regardasse, tant Laurent Corchuelo, son père, et Aldonça Nogalès, sa mère, la veillaient de près et la tenaient resserrée.
Comment! s'écria Sancho, la fille de Laurent Corchuelo et d'Aldonça Nogalès est madame Dulcinée du Toboso?
Elle-même, répondit don Quichotte, et qui mérite