Daniel Lesueur

Haine d'amour


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général, pour donner le signal du départ, eut un geste brusque de commandement militaire, sans doute parce qu’il redoutait quelque assaut de son émotion.

      Un jeune homme, debout à la porte, se mit à faire l’appel des noms, deux par deux, suivant l’ordre où les couples devaient descendre et prendre place dans les voitures.

      M. Méricourt sortit en tête avec Lucienne. La longue traîne de satin blanc mit un intervalle. Puis l’on vit s’avancer, donnant le bras à une dame, le premier témoin de la mariée,—un chef d’armée célèbre, également en costume civil, mais avec le cordon de grand-croix en sautoir sous son gilet. Robert Dalgrand venait ensuite, accompagné de sa mère,—grande vieille femme, aux traits rustiques, un peu durs, mais empreints d’une singulière dignité.

      Cette ancienne paysanne, veuve d’un ouvrier mécanicien, ne montrait ni gaucherie ni étonnement dans ce milieu supérieur où son fils l’avait élevée par son génie et où il allait lui donner pour bru la fille d’un général. C’est que Mme Dalgrand était trop la mère de Robert par la lucidité de l’intelligence et l’énergie de la volonté pour n’avoir pas pressenti devant son enfant quelque merveilleux avenir, et pour ne pas s’être inconsciemment préparée de longue date à tenir partout et toujours sa place à côté de lui.

      A la voir passer, toute droite et fière, avec son air de matrone biblique, Vincent recommençait à se souvenir, à rêvasser, l’esprit perdu au fil de sa songerie. Mais tout à coup il entendit son nom et tressaillit; on l’appelait avec sa demoiselle d’honneur.

      «M. Vincent de Villenoise... Mlle Gilberte Méricourt.»

      Où était-elle? Comment allait-il savoir? Il se retourna, effaré.

      Tout près de lui, une jeune fille lui souriait, tendant la main pour lui prendre le bras. Mais, dans sa surprise, il ne songeait pas à l’offrir. Elle lui dit:

      —Vous ne me reconnaissez pas?... Venez, dépêchons-nous!

      D’elle-même, elle posa la main sur sa manche, l’entraîna presque vers l’escalier. Alors il crut devoir lui exprimer quelque plaisir d’être son cavalier pour la journée entière. La phrase lui vint plus spontanée, plus sincère qu’il ne l’aurait attendue un instant auparavant. Son appréhension d’une corvée disparaissait devant le désir de produire une impression favorable.

      Mlle Gilberte répondit:

      —Moi aussi, je suis contente de vous avoir pour garçon d’honneur. Tous, nous vous aimons déjà. M. Dalgrand nous a tant parlé de vous!

      Ils descendirent. Comme elle lui donnait le bras, leurs deux têtes se trouvaient si proches qu’il n’osait la regarder. Il ne voyait que le bouquet et l’aumônière qu’elle tenait à la main:—un bouquet tout blanc, garni comme une collerette par le point à l’aiguille du mouchoir que M. de Villenoise avait choisi très beau pour nouer autour de ces fleurs, et une aumônière faite de la même étoffe que sa robe et attachée par les mêmes rubans. Ils étaient, ces rubans et cette robe, de deux nuances délicieuses: l’étoffe, du ton jaune pâle, presque blanc, de l’avoine mûre; et les étroites bandes de velours, du vert tendre et argenté de cette avoine avant que le soleil l’ait rendue bonne pour la moisson. Le chapeau de paille portait des nœuds de ce velours et des touffes de primevères de la même couleur que la robe. Tout de suite, dès qu’il avait aperçu la jeune fille debout à son côté, M. de Villenoise avait eu les yeux comme caressés par l’harmonie et la fraîcheur de cette toilette.

      Mais ce fut seulement une fois installé en face d’elle, dans le landau, qu’il eut la vision distincte de Mlle Gilberte Méricourt.

      Encore... fut-ce bien la vision distincte?... Voit-on jamais d’une façon précise les êtres ou les objets dont le premier abord provoque l’éveil d’un sentiment? Ce qui attire ou ce qui éloigne fortement le cœur a-t-il jamais pour le regard cette netteté de couleurs et de contours qui supporte la description?

      Ce que Gilberte avait de plus séduisant, c’était le coloris plein de délicatesse et d’éclat de son teint, de ses yeux, de ses cheveux, de ses lèvres, de ses dents. Le brun profond, le rose vif, le blanc nacré, contrastaient et s’avivaient sur sa physionomie, dans une splendeur indicible de jeunesse. La pourpre de sa bouche un peu grande fleurissait sur des dents éblouissantes; ses sourcils foncés soulignaient son front blanc; les narines de son petit nez irrégulier mais joli prenaient, comme l’ourlet de ses fines oreilles, des transparences rosées de coquillage; et la masse de sa chevelure d’un brun franc se relevait sur sa nuque pâle et soyeuse, où s’estompaient quelques courtes mèches frisottantes. Ses prunelles mêmes n’offraient pas une de ces nuances indécises, changeantes ou troublées, qu’ont si souvent les yeux humains; elles étaient d’une couleur sombre et pure, comme les yeux des gazelles.

      Durant le court trajet du boulevard Malesherbes à la mairie de la rue d’Anjou, Mlle Gilberte ne parla pas à Vincent. Quand on fut descendu de voiture et que le cortège, au bas de l’escalier, se forma pour monter à la salle des mariages, le jeune homme sentit comme un souffle de plaisir lui caresser le cœur au moment où, de nouveau, elle glissa un bras sous le sien.

      Ce qu’il éprouvait l’étonna. Mais il trouva la sensation douce et, pour ne pas la faire évanouir, se refusa tout de suite à l’analyser. Et aussitôt, dans ses manières avec Gilberte, se montra cette grâce émue, qui, même silencieuse, devient pour une femme le plus vif et le plus éloquent hommage.

      Pendant la cérémonie du mariage civil, comme le maire lisait les articles du code, Vincent, dont le regard porté droit devant lui, en apparence, épiait de côté sa demoiselle d’honneur, crut voir pâlir ce visage au teint si fin. Il se tourna vers elle avec une expression de sollicitude. La jeune fille ne remarqua même pas son mouvement. Mais Lucienne et son fiancé se levèrent pour prononcer le «oui» qui devait les unir. Alors le sang reparut au visage de Gilberte, et, en même temps, deux gouttes brillantes vinrent lui mouiller les cils.

      Vincent ne put s’empêcher de s’avancer en s’inclinant vers elle, pour rencontrer son regard et se faire, par les yeux au moins, le confident de ce chagrin naïf. Et il fut charmé de la voir lui sourire, en secouant la tête d’un geste imperceptible, le doigt levé jusqu’à ses lèvres comme pour lui recommander le silence. C’était entre eux un petit secret d’émotion, et c’était aussi une promesse de délicate et confiante causerie, car il lui demanderait, et elle lui dirait sans doute, de quelle intime source avaient jailli ces deux larmes.

      Déjà le cortège se reformait pour se rendre à l’église de la Madeleine. Assis de nouveau l’un en face de l’autre dans le landau, Gilberte et Vincent ne se parlaient guère plus que dans le premier trajet; mais à plusieurs reprises leurs yeux se cherchèrent; et il lui sembla remarquer qu’elle se reposait, par la confidence plaintive que lui envoyait son regard, de la gaieté dont elle faisait montre avec tout le monde, et surtout lorsqu’elle se trouvait à proximité de son père ou de sa sœur.

      Décidément, M. de Villenoise ne jugeait plus ennuyeux son rôle de garçon d’honneur. Un intérêt très vif captivait son imagination. La jolie fille dont il devait s’occuper matériellement à toute minute n’absorbait pas moins désormais sa pensée intime que son attention superficielle. Et ce n’était pas seulement par le petit mystère d’une tristesse qu’elle dissimulait à tous hors à lui-même, c’était par le simple mouvement de sa personne gracieuse, par des tours de tête, par des finesses d’expression, par des sourires divers suivant les interlocuteurs, par des agenouillements à l’église, avec un joli geste des épaules et l’inclinaison de sa nuque si blanche sous ses vivants et lourds cheveux bruns.

      «Est-ce qu’elle est pieuse?» se demandait Vincent, debout près de la jeune fille prosternée. «Que dit-elle à Dieu dans ce moment? Que se passe-t-il dans cette petite tête? Comment envisage-t-elle le mariage de sa sœur? Elle rêve du sien peut-être?... Qu’en attend-elle?»

      Dans toute autre circonstance, cette