madame Anna, s'écrie-t-il, pourquoi m'avez-vous dit que vous n'étiez pas maman...
—Te tairas-tu, petit malheureux!... Veux-tu te taire! murmure-t-elle, tandis que le duc et le magistrat restent déconcertés devant ces répliques non prévues.
—Si... si... répond Sib, vous êtes maman... Je vous l'avais bien dit, madame Anna... ma vraie maman!»
La salle commence à comprendre que cela «ce n'est pas dans la pièce». On chuchote, on plaisante. Quelques spectateurs applaudissent par raillerie. En vérité, ils auraient dû pleurer, car c'était attendrissant, ce pauvre enfant qui croyait avoir retrouvé sa mère dans la duchesse de Kendalle!
Mais la situation n'en était pas moins compromise. Que, pour une raison ou pour une autre, le rire éclate là où les larmes devraient couler, et c'en est fait d'une scène.
Miss Anna Waston sentit tout le ridicule de cette situation. Des paroles ironiques, lancées par ses excellentes camarades, lui arrivent de la coulisse.
Éperdue, énervée, elle fut prise d'un mouvement de rage... Ce petit sot, qui était la cause de tout le mal, elle aurait voulu l'anéantir!... Alors les forces l'abandonnèrent, elle tomba évanouie sur la scène, et le rideau fut baissé pendant que la salle s'abandonnait à un fou rire...
La nuit même, miss Anna Waston, qui avait été transportée à Royal-George-Hôtel, quitta la ville en compagnie d'Élisa Corbett. Elle renonçait à donner les représentations annoncées pour la semaine. Elle paierait son dédit... Jamais elle ne reparaîtrait sur le théâtre de Limerick.
Quant à P'tit-Bonhomme, elle ne s'en était même pas inquiétée. Elle s'en débarrassait comme d'un objet ayant cessé de plaire et dont la vue seule lui eût été odieuse. Il n'y a pas d'affection qui tienne devant les froissements de l'amour-propre.
P'tit-Bonhomme, resté seul, ne devinant rien, mais sentant qu'il avait dû causer un grand malheur, s'était sauvé sans qu'on l'eût aperçu. Il erra toute la nuit à travers les rues de Limerick, à l'aventure, et finit par se réfugier au fond d'une sorte de vaste jardin, avec des maisonnettes éparses çà et là, des tables de pierre surmontées de croix. Au milieu se dressait une énorme bâtisse, très sombre du côté qui n'était pas éclairé par la lumière de la lune.
Ce jardin était le cimetière de Limerick,—un de ces cimetières anglais avec ombrages, bosquets verdoyants, allées sablées, pelouses et pièces d'eau, qui sont en même temps des lieux de promenade très fréquentés. Ces tables de pierre étaient des tombes, ces maisonnettes, des monuments funéraires, cette bâtisse, la cathédrale gothique de Sainte-Marie.
C'est là que l'enfant avait trouvé un asile, là qu'il passa la nuit, couché sur une dalle à l'ombre de l'église, tremblant au moindre bruit, se demandant si ce vilain homme... le duc de Kendalle, n'allait pas venir le chercher... Et madame Anna qui ne serait plus là pour le défendre!... On l'emporterait loin... bien loin... dans un pays «où il y aurait des bêtes»... Il ne reverrait plus sa maman... et de grosses larmes noyaient ses yeux...
Lorsque le jour parut, P'tit-Bonhomme entendit une voix qui l'appelait.
Un homme et une femme étaient là, un fermier et une fermière. En traversant la route, ils l'avaient aperçu. Tous deux se rendaient au bureau de la voiture publique, qui allait partir pour le sud du comté.
«Que fais-tu là, gamin?» dit le fermier.
P'tit-Bonhomme sanglotait au point de ne pouvoir parler.
«Voyons, que fais-tu là?» répéta la fermière d'une voix plus douce.
P'tit-Bonhomme se taisait toujours.
«Ton papa?... demanda-t-elle alors.
—Je n'ai pas de papa! répondit-il enfin.
—Et ta maman?...
—Je n'en ai plus!»
Et il tendait ses bras vers la fermière.
«C'est un enfant abandonné,» dit l'homme.
Si P'tit-Bonhomme avait porté ses beaux habits, le fermier en eût inféré que c'était un enfant égaré, et il aurait fait le nécessaire pour le ramener à sa famille. Mais avec les haillons de Sib, ce ne devait être qu'un de ces petits misérables qui n'appartiennent à personne...
«Viens donc», conclut le fermier.
Et, l'enlevant, il le mit entre les bras de sa femme, disant d'une voix rassurante:
«Un mioche de plus à la ferme, il n'y paraîtra guère, n'est-ce pas, Martine?
—Non, Martin!»
Et Martine essuya d'un bon baiser les grosses larmes de P'tit-Bonhomme.
VIII
LA FERME DE KERWAN.
Que P'tit-Bonhomme n'eût pas vécu heureux dans la province de l'Ulster, cela ne paraissait que trop vraisemblable, bien que personne ne sût comment s'était passée sa première enfance en quelque village du comté de Donegal.
La province du Connaught ne lui avait pas été plus clémente, ni lorsqu'il courait les routes du comté de Mayo sous le fouet du montreur de marionnettes, ni dans le comté de Galway, durant ses deux ans de ragged-school.
En cette province de Munster, grâce au caprice d'une comédienne, peut-être aurait-on pu espérer qu'il en avait au moins fini avec la misère! Non!... il venait d'être délaissé, et, maintenant, les hasards de son existence allaient le rejeter au fond du Kerry, à l'extrémité sud-ouest de l'Irlande. Cette fois, de braves gens ont eu pitié de lui... Puisse-t-il ne les quitter jamais!
C'est dans un des districts au nord-est du comté de Kerry, près de la rivière de Cashen, qu'est située la ferme de Kerwan. A une douzaine de milles se trouve Tralee, le chef-lieu d'où, à en croire les traditions, Saint-Brandon partit au VIe siècle pour aller découvrir l'Amérique avant Colomb. Là se raccordent les diverses voies ferrées de l'Irlande méridionale.
Ce territoire, très accidenté, possède les plus hautes montagnes de l'île, tels les monts Clanaraderry et les monts Stacks. De nombreux cours d'eau y forment les affluents de la Cashen et concourent, avec les marécages, à rendre assez irrégulier le tracé des routes. A une trentaine de milles vers l'ouest se développe le littoral profondément découpé, où s'échancrent l'estuaire du Shannon et la longue baie de Kerry, dont les roches capricieuses se rongent à l'acide carbonique des eaux marines.
On n'a pas oublié ces paroles d'O'Connell que nous avons citées: «Aux Irlandais, l'Irlande!» Or, voici comment l'Irlande est aux Irlandais.
Il existe trois cent mille fermes qui appartiennent à des propriétaires étrangers. Dans ce nombre, cinquante mille comprennent plus de vingt-quatre acres, soit environ douze hectares, et huit mille n'en ont que de huit à douze. Le reste est au-dessous de ce chiffre. Toutefois, il ne faudrait pas en conclure que la propriété y soit morcelée. Bien au contraire. Trois de ces domaines dépassent cent mille acres, entre autres celui de M. Richard Barridge, qui s'étend sur cent soixante mille.
Et que sont ces propriétés foncières auprès de celles des landlords de l'Écosse, un comte de Breadalbane, riche de quatre cent trente-cinq mille acres, M. J. Matheson, riche de quatre cent six mille acres, le duc de Sutherland, riche de douze cent mille acres,—la superficie d'un comté tout entier?
Ce qui est vrai, c'est que, depuis la conquête par les Anglo-Normands en 1100, «l'Ile Sœur» a été traitée féodalement, et son sol est resté féodal.
Le duc de Rockingham était, à cette époque, un des grands landlords