soupirait-il ensuite,—balbutiant, parlant à mots décousus, à voix haute, comme un insensé, tandis qu'il marchait sur la route pâle, entre les profondeurs baignées de ténèbres,—«ah! ma Francine... ah! bien-aimée... du moins je n'ai pas douté de toi, de la beauté de ton âme... Tu sais... tu sais... j'ai été jusqu'à l'aimer, cet enfant... je l'ai fait mien... Et pourtant l'idée que tu t'étais donnée à un autre!... l'idée surtout... oui... cela, c'était pire... me rongeait... l'idée que tu ne m'avais pas avoué ton erreur, ou ton malheur... que tu t'étais défiée de mon amour... Francine... où que tu sois, dans l'abîme de la mort, dans l'abîme des choses éternelles... il est impossible que tu ne saches pas... que tu ne le sentes pas, cet amour, qui, de toi, acceptait tout, même ce qui l'eût tué s'il n'avait été plus fort que la jalousie, plus fort que l'orgueil... Eh bien, oui... je suis heureux, je suis heureux d'avoir traversé cette épreuve... de connaître seulement après des mois de souffrance la vérité qui te justifie. Cette vérité... elle ne me rend pas ta mémoire plus sacrée, plus chère... Et cependant... si... oh! si... douce adorée!... Et elle me délivre!... Elle me délivre!... Elle me délivre!...»
Ainsi pensait, parlait le jeune docteur, dans l'égarement, le désordre, d'une révélation qui bouleversait tout en lui.
Raymond parcourut sans s'en apercevoir les trois kilomètres de route avant la sortie de la forêt. Dans la même inconscience, il passait à côté de l'automobile qu'il avait louée pour le ramener à Paris. Mais le chauffeur guettait ce fantaisiste client.
—«Monsieur!... monsieur!... me voilà! Je suis là.
—Hein?... Qu'est-ce...? Que me voulez-vous?... Ah! c'est vrai...»
Et, sautant dans la voiture:
—«Eh bien, allez... marchons.»
La course rapide, dans l'air vif, le restituait à son rêve. Toutefois, une ordonnance, une logique, des déductions s'esquissèrent dans ce net esprit.
Et, d'abord, quelle attitude devait-il adopter? Quelles résolutions prendre?
Le message posthume de Francine,—découvert le matin même, par un si prodigieux hasard, entre les feuillets de l'ancien livre de prix, dans la petite maison de Claire-Source, lui parvenait dans un moment critique.
Eh quoi!... ce manuscrit mille fois précieux, il était en partie la cause d'une nouvelle fatalité. N'était-ce pas l'affolement de l'avoir trouvé,—enfin!—qui, distrayant Raymond de sa vigilance, avait permis le rapt de l'enfant? L'enfant... Toute l'attention ardente de Delchaume se concentra soudain sur lui. Que serait-il désormais, ce petit François?—le petit Serge de nounou Favier—Serge... naturellement... Le dernier mot... presque le seul mot, de sa mère. La raison apparaissait pour laquelle Francine, sa marraine, l'avait baptisé ainsi.
Mais il n'était plus question de Serge, né de père et mère inconnus. Raymond, dans son incomparable amour, dans son immense pitié pour la morte, avait fait sien cet enfant qu'il supposait celui de Francine. Reconnu par lui, François Delchaume était légalement son fils. Et on le lui avait pris! Qui? Nul doute. L'auteur de l'enlèvement ne s'en cachait pas. Cette carte de visite, la carte du prince Boris Omiroff, signait le crime.
Boris Omiroff...
Comme, tout à l'heure, l'image de l'enfant, voilà celle de l'insultant ennemi qui s'évoquait... Raymond fixa mentalement sa vision étonnée sur ce visage. Quel changement encore! La perspective se transformait. Tout se déplaçait: les êtres, les sentiments, les rapports. Cette physionomie du Russe, la face agressive, la haute silhouette, la brutale beauté, il pouvait donc maintenant contempler cela sans l'atroce évocation... sans que surgisse à côté, comme une vapeur qui se condenserait, qui, peu à peu, prendrait une figure de femme...—supplice sans nom!—celle de Francine, et qui, malgré tout l'effort de sa volonté, glisserait, caressante... caressée... entre les bras... Ah! cela... c'était fini. Jamais plus!... jamais plus!... Raymond en purifiait sa pensée... Ce prince abominable... elle ne lui avait pas appartenu... «Pardon, Francine, pardon!»
Le haïssait-il moins?
Non. Sa haine évoluait, ne diminuait pas. A cette image, une autre se substituait,—d'horreur moindre—mais tout aussi détestable d'audace, de cruauté. L'homme, au pied du lit de l'accouchée, cet homme de haute taille, despote arrogant,—c'était bien lui! Combien reconnaissable sous le masque! Raymond le voyait, dans la chambre inconnue, la chambre saccagée par son ordre, avec une victime agonisante, tandis qu'il offrait de l'argent à son autre victime, à celle dont il avait dévasté la vie, en attendant que, plus tard, il la fasse assassiner, à la douce Francine—qui se révoltait devant l'odieux salaire,—pauvre enfant!
«Il expiera... Le châtiment l'atteindra. Et maintenant,» pensait Delchaume, «je le tiens suspendu sur sa tête, ce châtiment. Ce que je connais de la dernière nuit de ma malheureuse femme, joint à ces révélations écrites... l'enlèvement de l'enfant... que de preuves! A peine, à cette chaîne si bien reconstituée, manque-t-il quelques chaînons... Le témoignage de Tatiane Kachintzeff... un jet de lumière!...»
Tatiane... A ce nom le jeune homme tressaillit douloureusement. Pauvre fille! en prison, au secret, compromise dans l'affaire des explosifs, inculpée de complicité dans le complot contre la vie d'Omiroff, précisément... Pourrait-il la faire citer? La croirait-on? N'aggraverait-il pas sa situation, à elle, sans profit pour l'œuvre de justice qu'il entreprenait? Tatiane... Il s'attarda au souvenir de l'étudiante. Il reconstitua mot à mot ce qu'elle lui avait appris. Avec quelles réticences, quel trouble effrayé, elle insinuait ce dont Boris était capable! On eût dit qu'elle gardait des secrets terrifiants... Savait-elle quelque chose de cette naissance mystérieuse?... Dévoilerait-elle la personnalité de la mère?... Avait-elle été mêlée?... Cette jeune femme près du lit, si c'était elle...
Le raisonnement intervint, chez Raymond, pour retenir l'imagination emportée. Ses conjectures faisaient fausse route. Non, Tatiane ignorait tout de ce drame-là. Autrement, elle n'aurait pas pris le change. Elle n'aurait pas cru, elle aussi, que Francine Delchaume était la maîtresse du prince, et la mère...
Dans cette folie, dans ce désordre, dans cette fièvre, Delchaume s'avisa qu'il atteignait Paris. L'arrêt de l'auto, à la grille, devant l'octroi, interrompit sa méditation effrénée, lui rendit le sens du réel.
«Ah!» pensa-t-il, se rappelant soudain pourquoi il revenait ainsi à toute vitesse, «je vais voir dans quelques heures le chef de la Sûreté. Tout... je lui dirai tout. Puisque ce misérable Omiroff m'a refusé la satisfaction d'un duel, je le livrerai à la justice comme le malfaiteur qu'il est...»
Était-ce aussi simple?... La secousse d'un revirement fit osciller sa résolution:
«Mais alors?... Il faudra reconnaître que l'enfant est à lui... qu'il avait le droit de me l'enlever... Cet enfant que ma Francine a sauvé, que j'ai fait mien... Mon petit François... Petit François!...»
—«A quelle adresse faut-il vous conduire, monsieur?» demanda le chauffeur.
Raymond hésita une seconde. A dix heures seulement, il avait rendez-vous avec le chef de la Sûreté. Il n'en était guère plus de six et demie. L'intention de tout à l'heure, en quittant Claire-Source, persistait au fond de lui: se rendre avant tout chez Flaviana. Comme ce serait doux d'apporter son cœur brûlant, tourmenté, à cette amie délicieuse!... Il crut la voir, l'entendre... Noble créature... En ce moment, elle s'apprêtait à partir pour le National-Lyrique. Paradoxe... une telle femme, étoile de la danse... Et cependant, non. Son art, la poésie qu'elle y mettait, c'était encore si bien elle!
«Je ne puis pas lui dire toute la vérité. Même si j'étais déterminé à la mettre au courant, le temps me manquerait. Que sait-elle? Si peu de chose, puisqu'elle me croit le père de François. Elle adore cet enfant... Ce serait mal à moi de lui apporter brièvement, brutalement, à l'heure où elle doit monter en scène, la nouvelle de sa disparition... Quel chagrin elle en éprouvera!...»
Ces réflexions, rapides, s'ébauchèrent dans