une diphtérie, détruisent tout dans leurs demeures et qui, dans des maisons nouvellement construites et meublées, tombent malades. Chacun connaît également quantité d’hommes en contact avec des malades et qui ne s’infectent pas. C’est par les racontars que naissent nos inquiétudes. L’une dit qu’elle a un excellent médecin. « Pardon, répond l’autre, il a tué tel ou tel. » Et vice versa. Amenez-lui-en un autre qui n’en sait pas davantage, qui a appris dans les mêmes livres, qui soigne d’après les mêmes formules, mais qui va en voiture et demande cent roubles par visite : elle le croira.
Tout est dans le fait que nos femmes sont sauvages. Elles n’ont pas la croyance en Dieu, et voilà que les unes croient au mauvais œil, et les autres au médecin qui demande cher pour ses visites. Si elles avaient la foi, elles sauraient que les scarlatines, etc., ne sont pas si terribles, puisqu’elles ne peuvent pas troubler ce que l’homme peut et doit aimer : l’âme. Il n’en peut résulter que ce que personne de nous ne peut éviter, la maladie et la mort. Sans la foi en Dieu, elles n’aiment que physiquement, et toute leur énergie est concentrée à conserver la vie, qu’on ne peut pas conserver, et que les médecins promettent de sauver aux sots et aux sottes. Et dès lors il n’y a rien à faire : il faut les appeler.
Ainsi la présence des enfants, non seulement n’améliorait pas nos relations de femme et de mari, mais au contraire nous désunissait. Les enfants devenaient un motif supplémentaire de dispute, et plus ils grandissaient, plus ils devenaient un instrument de lutte : on eût dit que nous nous en servions comme d’armes pour nous combattre. Chacun de nous avait son favori : moi je me servais du petit Basile (l’aîné), elle de Lise. En outre, quand les enfants furent à l’âge où le caractère se définit, il est arrivé qu’ils devenaient des alliés que nous attirions chacun de notre côté. Ils souffraient honorablement de cela, les pauvres, mais nous, dans nos perpétuels traças, nous n’avions pas la tête assez libre pour songer à eux. La fillette était ma dévouée, mais le garçon aîné, qui ressemblait à ma femme, son favori, souvent je le prenais en grippe.
XVII
Nous vécûmes d’abord à la campagne, puis en ville, et si le malheur n’était pas arrivé, j’aurais vécu ainsi jusqu’à ma vieillesse et j’aurais cru alors que j’avais eu une bonne existence – pas trop bonne, ni mauvaise non plus – une existence comme tout le monde. Je n’eusse pas compris cet abîme de malheur, d’ignoble mensonge, où je pataugeais, en sentant que quelque chose n’allait pas. Je sentis d’abord que moi, homme qui, d’après mes idées, devais être le maître, portais les jupons et que je ne pouvais m’en dépêtrer. La cause principale qui me dominait était les enfants ; j’aurais voulu me libérer, je ne le pouvais pas. Élevant les enfants, et s’appuyant sur eux, ma femme dominait. Je ne sentais pas alors qu’elle ne pouvait pas ne pas dominer, surtout parce que, en se mariant, elle était moralement supérieure à moi, comme toute jeune fille est incomparablement supérieure à l’homme puisqu’elle est incomparablement plus pure. Chose étrange, la femme ordinaire de notre milieu est un être généralement médiocre ou mauvais, sans principes, égoïste, bavarde, capricieuse, et la jeune fille ordinaire, jusqu’à vingt ans, est un être charmant, prêt à tout ce qui est beau et élevé. Pourquoi cela ? Il est évident que c’est parce que les maris les pervertissent, les abaissent à leur propre niveau.
En vérité, si les garçons et les filles naissent égaux, les fillettes se trouvent dans une meilleure situation. D’abord, la jeune fille n’est pas soumise aux conditions pervertissantes auxquelles nous sommes soumis. Elle n’a ni les cigarettes, ni le vin, ni les cartes, ni les camaraderies, ni les établissements publics, ni le fonctionnariat. Et puis, ce qui est le principal, elle est corporellement pure. Voilà pourquoi, en se mariant, elle est supérieure à son mari. Elle est supérieure à l’homme étant jeune fille, et quand elle devient femme, dans notre milieu, où l’on n’a pas besoin de travailler pour vivre, elle devient supérieure aussi, par la gravité de l’acte de générer, d’accoucher et de nourrir.
La femme en mettant au monde des enfants, en donnant le sein, voit clairement que son affaire est plus sérieuse que l’affaire de l’homme qui siège au Zemstvo, au tribunal ; elle sait que, dans ces fonctions, l’essentiel c’est l’argent, et l’argent, on peut le gagner par différents moyens – et pour cela même l’argent n’est pas fatalement nécessaire comme de nourrir un enfant. Aussi la femme est-elle nécessairement supérieur à l’homme et doit le dominer. Mais l’homme de notre milieu, non seulement ne le reconnaît pas, mais au contraire la regarde toujours du haut de sa grandeur, méprisant ce qu’elle fait.
Ainsi ma femme me méprisait pour mon labeur du Zemstvo parce quelle accouchait et nourrissait des enfants. Moi, de mon côté, je pensais que le travail de la femme est des plus méprisables, qu’on peut et doit s’en moquer.
À part les autres motifs, nous étions encore séparés par un mépris mutuel, nos relations devenaient toujours plus hostiles, et nous arrivâmes à cette période où, non seulement le dissentiment provoquait l’hostilité, mais où l’hostilité provoquait le dissentiment. Quoi qu’elle dît, j’étais d’avance d’avis contraire, et elle de même. Vers la quatrième année de notre mariage, il était tacitement décidé entre nous qu’aucune communauté intellectuelle n’était possible et nous n’y tendions même plus. Sur les objets les plus simples, nous demeurions chacun avec notre opinion, obstinément. Avec les personnes les plus étrangères, nous causions sur les sujets les plus différents et les plus intimes, mais pas entre nous. Parfois, en écoutant ma femme parler devant moi avec d’autres, je me disais : « En voilà une femme, tout ce qu’elle dit est mensonge ! » Et je m’étonnais de ce que son interlocuteur ne s’aperçût pas qu’elle mentait. En tête à tête, nous étions condamnés au silence, ou à des conversations que, j’en suis sûr, des animaux pourraient avoir entre eux !
« Quelle heure est-il ?... Il est temps de se coucher !... Qu’y a-t-il au dîner aujourd’hui ?... Où irons-nous ?... Qu’y a-t-il dans le journal ?... Il faut envoyer chercher le médecin, Lise a mal à la gorge. »
Il suffisait de sortir de ce cercle, étroit à l’extrême, de conversation, pour que l’irritation éclatât. La présence d’une tierce personne nous allégeait, car par un intermédiaire nous pouvions encore communier. Elle, probablement, croyait toujours avoir raison. Quant à moi, à mes yeux, j’étais un saint auprès d’elle.
Les périodes de ce que nous appelons amour arrivaient aussi souvent qu’auparavant. Elles étaient plus brutales, sans raffinement, sans ornement, mais elles étaient courtes et généralement suivies de périodes d’irritation sans cause, d’irritation nourrie des prétextes les plus futiles. Nous avions des escarmouches à propos du café, de la nappe, de la voiture, pour le jeu de cartes, pour des futilités enfin qui, pour l’un ni pour l’autre, ne pouvaient avoir aucune importance. Quant à moi, une exécration terrible bouillait continuellement en moi. Je regardais comment elle versait le thé, comment elle balançait son pied, comment elle portait sa cuiller à la bouche, comment elle soufflait sur les liquides chauds ou les aspirait, et je la détestais comme pour de mauvaises actions.
Je ne remarquais pas que ces périodes d’irritation dépendaient très régulièrement des périodes d’amour. Chacune de celles-ci était suivie de celles-là. Une période d’amour énergique était suivie d’une longue période de colère, une période d’amour faible amenait une irritation faible. Nous ne comprenions pas que cet amour, cette haine étaient le même sentiment animal, sous deux faces opposées. Vivre ainsi serait terrible si l’on s’expliquait les motifs. Mais nous ne les percevions, nous ne les analysions pas. C’est le supplice et le soulagement de l’homme que, lorsqu’il vit irrégulièrement, il peut s’illusionner sur les misères de sa situation. Ainsi fîmes-nous. Elle cherchait à s’oublier en des occupations absorbantes, hâtives, dans les soins du ménage, de l’ameublement, de son costume et de celui de ses enfants, de l’instruction de ceux-ci et de leur santé. C’étaient là