León Tolstoi

La Guerre et la Paix (Texte intégral)


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Besoukhow, reprit la princesse, à sa fortune colossale, et de me demander – c’est peut-être un péché – pourquoi vit-il? La vie lui est à charge, tandis que Boris est jeune…

      – Il lui laissera assurément quelque chose, dit la comtesse.

      – J’en doute, chère amie; ces grands seigneurs millionnaires sont si égoïstes! Je vais pourtant y aller avec Boris, afin d’expliquer au comte ce dont il s’agit. Il est maintenant deux heures, dit-elle en se levant, et vous dînez à quatre… j’aurai le temps.»

      La princesse envoya chercher son fils:

      «Au revoir, mon amie, dit-elle à la comtesse, qui la reconduisit jusqu’à l’antichambre; souhaite-moi bonne chance.

      – Vous allez voir le comte Cyrille Vladimirovitch, ma chère, lui cria le comte en sortant de la grande salle? S’il se sent mieux, vous inviterez Pierre à dîner; il venait chez nous autrefois et dansait avec les enfants. Faites-le-lui promettre, je vous en prie. Nous verrons si Tarass se distinguera; il assure que le comte Orlow n’a jamais donné un dîner pareil à celui qu’il nous prépare.»

      XV

      «Mon cher Boris, dit la princesse à son fils, pendant que la voiture mise à sa disposition par la comtesse Rostow quittait la rue jonchée de paille et entrait dans la grande cour de l’hôtel Besoukhow, mon cher Boris, répéta-t-elle en dégageant sa main de dessous son vieux manteau et en la posant sur celle de son fils avec un mouvement à la fois caressant et timide, sois aimable, sois prudent. Il est ton parrain, et ton avenir dépend de lui, ne l’oublie pas. Sois gentil, comme tu sais l’être quand tu veux.

      – J’aurais voulu, je l’avoue, être sûr de retirer de tout cela autre chose qu’une humiliation, répondit-il froidement; mais vous avez ma promesse, et je ferai cela pour vous.»

      Après avoir refusé de se faire annoncer, la mère et le fils entrèrent dans le vestibule vitré, orné de deux rangées de statues dans des niches. Le suisse les examina des pieds à la tête, ses yeux s’arrêtèrent sur le manteau râpé de la mère; alors il leur demanda s’ils étaient venus pour les jeunes princesses ou pour le comte. En apprenant que c’était pour ce dernier, il s’empressa de leur déclarer, en dépit des voitures qui stationnaient devant la porte et dont la présence lui donnait un démenti, que Son Excellence ne recevait personne, vu l’extrême gravité de son état.

      «Dans ce cas, partons, dit Boris en français.

      – Mon ami,» reprit sa mère d’un ton suppliant, en lui touchant le bras, comme si cet attouchement avait le don de le calmer ou de l’exciter à volonté.

      Boris se tut; sa mère en profita pour s’adresser au suisse d’un ton larmoyant: «Je sais que le comte est très mal, c’est pour cela que je suis venue; je suis sa parente, je ne le dérangerai pas… je veux seulement voir le prince Basile; je sais qu’il est ici; va, je te prie, nous annoncer.»

      Le suisse tira avec humeur le cordon de la sonnette.

      «La princesse Droubetzkoï se fait annoncer chez le prince Basile,» cria-t-il à un valet de chambre qui avançait sa tête sous la voûte de l’escalier.

      La princesse arrangea les plis de sa robe de taffetas teint, en se regardant dans une grande glace de Venise encadrée dans le mur, et posa hardiment sa chaussure usée sur les marches tendues d’un riche tapis.

      «Vous me l’avez promis, mon cher,» répéta-t-elle à son fils, en l’effleurant de la main pour l’encourager.

      Boris la suivit tranquillement, les yeux baissés, et tous deux entrèrent dans la salle que l’on devait traverser pour arriver chez le prince Basile.

      Au moment où ils allaient demander leur chemin à un vieux valet de chambre qui s’était levé à leur approche, une des nombreuses portes qui donnaient dans cette pièce s’ouvrit et laissa passer le prince Basile en douillette de velours fourrée et ornée d’une seule décoration, ce qui était ordinairement chez lui l’indice d’une toilette négligée. Le prince reconduisait un beau garçon à cheveux noirs. C’était le docteur Lorrain.

      «Est-ce bien certain?

      – Errare humanum est, mon prince, répondit le docteur en grasseyant et en prononçant le latin à la française.

      – C’est bien, c’est bien,» dit le prince Basile, qui, ayant remarqué la princesse Droubetzkoï et son fils, congédia le médecin en le saluant de la tête.

      Alors il s’approcha d’eux en silence et les interrogea du regard. Boris vit l’expression d’une profonde douleur passer aussitôt dans les yeux de sa mère, et il en sourit à la dérobée.

      «Nous nous retrouvons dans de bien tristes circonstances, mon prince… Comment va le cher malade?» dit-elle, en faisant semblant de ne point remarquer le regard, froid et blessant dirigé sur elle.

      Le prince Basile continua à les regarder en silence, elle et son fils Boris, sans chercher même à déguiser son étonnement; sans rendre à ce dernier son salut, il répondit à la princesse par un mouvement de tête et de lèvres qui indiquait que la situation du malade était désespérée.

      «C’est donc vrai! S’écria-t-elle. Ah! C’est épouvantable, c’est terrible à penser… C’est mon fils, ajouta-t-elle; il tenait à vous remercier en personne.» Nouveau salut de Boris. «Soyez persuadé, mon prince, que jamais le cœur d’une mère n’oubliera ce que vous avez fait pour son fils.

      – Je suis heureux, chère Anna Mikhaïlovna, d’avoir pu vous être agréable,» dit le prince en chiffonnant son jabot.

      Et sa voix et son geste prirent des airs de protection tout autres qu’à Pétersbourg à la soirée de MlleSchérer.

      «Faites votre possible pour servir avec zèle et vous rendre digne de… Je suis charmé, charmé de… Êtes-vous en congé?»

      Tout cela avait été débité avec la plus parfaite indifférence.

      «J’attends l’ordre du jour, Excellence, pour me rendre à ma nouvelle destination,» répondit Boris sans se montrer blessé de ce ton sec et sans témoigner le désir de continuer la conversation.

      Frappé de son air tranquille et discret, le prince le regarda avec attention:

      «Demeurez-vous avec votre mère?

      – Je demeure chez la comtesse Rostow, Excellence.

      – Chez Élie Rostow, marié à Nathalie Schinchine, dit Anna Mikhaïlovna.

      – Je sais, je sais, reprit le prince de sa voix monotone. Je n’ai jamais pu comprendre Nathalie! S’être décidée à épouser cet ours mal léché… Un personnage stupide, ridicule et, qui plus est, joueur, à ce qu’on dit.

      – Oui, mais un très brave homme, mon prince, reprit la princesse en souriant, de manière à faire croire qu’elle partageait son opinion, tout en défendant le pauvre comte.

      – Que disent les médecins? Demanda-t-elle de nouveau en redonnant à sa figure fatiguée l’expression d’un profond chagrin.

      – Il y a peu d’espoir.

      – J’aurais tant désiré pouvoir encore une fois remercier mon oncle de toutes ses bontés pour moi et pour Boris. C’est son filleul!» ajouta-t-elle avec importance, comme si cette nouvelle devait produire une impression favorable sur le prince Basile.

      Ce dernier se tut et fronça le sourcil.

      Comprenant aussitôt qu’il craignait de trouver en elle un compétiteur dangereux à la succession du