León Tolstoi

La Guerre et la Paix (Texte intégral)


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luttes, sa fermeté habituelle semblait, en effet, complètement anéantie. Pierre appartenait à cette catégorie peu nombreuse d’hommes qui ne sont forts que lorsqu’ils sentent que leur conscience n’a rien à leur reprocher, et, à partir du moment où, au-dessus de la tabatière de la «tante», le démon du désir s’était emparé de lui, un sentiment inconscient de culpabilité paralysait son esprit de résolution.

      Une petite société d’intimes, de parents et d’amis, au dire de la princesse, soupait chez eux le soir de la fête d’Hélène, et on leur avait donné à entendre que, ce soir-là, devait se décider le sort de celle qu’on fêtait. La princesse Kouraguine, dont l’embonpoint s’était accusé et qui jadis avait été une beauté imposante, occupait le haut bout de la table; à ses côtés étaient assis les hôtes les plus marquants: un vieux général, sa femme et MlleSchérer; à l’autre bout se trouvaient les invités plus âgés et les personnes de la maison, Pierre et Hélène à côté l’un de l’autre. Le prince Basile ne soupait pas: il se promenait autour de la table, s’approchant de l’un ou de l’autre de ses invités. Il était d’excellente humeur; il disait à chacun un mot aimable, sauf cependant à Hélène et à Pierre, dont il feignait d’ignorer la présence. Les bougies brillaient de tout leur éclat: l’argenterie, les cristaux, les toilettes des dames et les épaulettes d’or et d’argent scintillaient à leurs feux; autour de la table s’agitait la livrée rouge des domestiques. On n’entendait que le cliquetis des couteaux, le bruit des assiettes, des verres, les voix animées de plusieurs conversations. Un vieux chambellan assurait de son amour brûlant une vieille baronne, qui lui répondait par un éclat de rire; un autre racontait la mésaventure d’une certaine Marie Victorovna, et le prince Basile, au milieu de la table, provoquait l’attention en décrivant aux dames, d’un ton railleur, la dernière séance du conseil de l’empire, au cours de laquelle le nouveau général gouverneur de Saint-Pétersbourg avait reçu et avait lu le fameux rescrit que l’empereur Alexandre lui avait adressé de l’armée. Dans ce rescrit, Sa Majesté constatait les nombreuses preuves de fidélité que son peuple lui donnait à tout instant, et assurait que celles de la ville de Pétersbourg lui étaient particulièrement agréables, qu’il était fier d’être à la tête d’une pareille nation et qu’il tâcherait de s’en rendre digne!

      Le rescrit débutait par ces mots:

      «Sergueï Kousmitch, de tous côtés arrivent jusqu’à moi,» etc., etc.

      «Comment, demandait une dame, il n’a pas lu plus loin que «Sergueï Kousmitch»?

      – Pas une demi-syllabe de plus…» Sergueï Kousmitch, de tous côtés… de tous côtés, Sergueï Kousmitch»…, et le pauvre Viasmitinow ne put aller plus loin, répondit le prince Basile en riant. À plusieurs reprises il essaya de reprendre la phrase, mais, à peine le mot «Sergueï» prononcé, sa voix tremblait; à «Kousmitch» les larmes arrivaient, et après «de tous côtés» les sanglots l’étouffaient au point qu’il ne pouvait continuer. Il tirait vite son mouchoir et recommençait avec un nouvel effort le «Sergueï Kousmitch, de tous côtés», suivi de larmes, si bien qu’un autre s’offrit pour lire à sa place.

      – Ne soyez pas méchant, s’écria Anna Pavlovna en le menaçant du doigt, c’est un si brave et si excellent homme que notre bon Viasmitinow.»

      Tous riaient gaiement, sauf Pierre et Hélène, qui contenaient, en silence et avec peine, le sourire, rayonnant et embarrassé à la fois, que leurs sentiments intimes amenaient à tout moment sur leurs lèvres.

      On avait beau bavarder, rire, plaisanter, on avait beau manger avec appétit du sauté et des glaces, goûter du vin du Rhin, en évitant de les regarder, en un mot paraître indifférent à leur égard, on sentait instinctivement, au coup d’œil rapide qu’on leur jetait, aux éclats de rire, à l’anecdote de «Sergueï Kousmitch», que tout cela n’était qu’un jeu, et que toute l’attention de la société se concentrait de plus en plus sur eux. Tout en imitant les sanglots de «Kousmitch», le prince Basile examinait sa fille à la dérobée; et il se disait à part lui:

      «Ça va bien, ça se décidera aujourd’hui.»

      Dans les yeux d’Anna Pavlovna, qui le menaçait du doigt, il lisait ses félicitations sur le prochain mariage. La vieille princesse, enveloppant sa fille d’un regard courroucé, et proposant, avec un soupir mélancolique, du vin à sa voisine, semblait lui dire:

      «Oui, il ne nous reste plus rien à faire, ma bonne amie, qu’à boire du vin doux; c’est le tour de cette jeunesse et de son bonheur insolent.»

      «Voilà bien le vrai bonheur, pensait le diplomate en contemplant les jeunes amoureux. Qu’elles sont insipides, toutes les folies que je débite, à côté de cela!»

      Au milieu des intérêts mesquins et factices qui agitaient tout ce monde, s’était tout à coup fait jour un sentiment naturel, celui de la double attraction de deux jeunes gens beaux et pleins de sève, qui écrasait et dominait tout cet échafaudage de conventions affectées. Non seulement les maîtres, mais les gens eux-mêmes semblaient le comprendre, et s’attardaient à admirer la figure resplendissante d’Hélène et celle de Pierre, toute rouge et toute rayonnante d’émotion.

      Pierre était joyeux et confus à la fois de sentir qu’il était le but de tous les regards. Il était dans la situation d’un homme absorbé qui ne perçoit que vaguement ce qui l’entoure, et qui n’entrevoit la réalité que par éclairs:

      «Ainsi tout est fini!… comment cela s’est-il fait si vite?… car il n’y a plus à reculer, c’est devenu inévitable pour elle, pour moi, pour tous… Ils en sont si persuadés que je ne puis pas les tromper.»

      Voilà ce que se disait Pierre, en glissant un regard sur les éblouissantes épaules qui brillaient à côté de lui.

      La honte le saisissait parfois: il lui était pénible d’occuper l’attention générale, de se montrer si naïvement heureux, de jouer le rôle de Paris ravisseur de la belle Hélène, lui dont la figure était si dépourvue de charmes. Mais cela devait sans doute être ainsi, et il s’en consolait. Il n’avait rien fait pour en arriver là; il avait quitté Moscou avec le prince Basile, et s’était arrêté chez lui… pourquoi ne l’aurait-il pas fait? Ensuite il avait joué aux cartes avec elle, il lui avait ramassé son sac à ouvrage, il s’était promené avec elle… Quand donc cela avait-il commencé? Et maintenant le voilà presque fiancé!… Elle est là, à côté de lui; il la voit, il la sent, il respire son haleine, il admire sa beauté!… Tout à coup une voix connue, lui répétant la même question pour la seconde fois, le tira brusquement de sa rêverie:

      «Dis-moi donc, quand as-tu reçu la lettre de Bolkonsky? Tu es vraiment ce soir d’une distraction…» dit le prince Basile.

      Et Pierre remarqua que tous lui souriaient, à lui et à Hélène:

      «Après tout, puisqu’ils le savent, se dit-il, et d’autant mieux que c’est vrai…»

      Et son sourire bon enfant lui revint sur les lèvres.

      «Quand as-tu reçu sa lettre? Est-ce d’Olmütz qu’il t’écrit?

      – Peut-on penser à ces bagatelles, se dit Pierre. Oui, d’Olmütz,» répondit-il avec un soupir.

      En sortant de table, il conduisit sa dame dans le salon voisin, à la suite des autres convives. On se sépara, et quelques-uns d’entre eux partirent, sans même prendre congé d’Hélène, pour bien marquer qu’ils ne voulaient pas détourner son attention; ceux qui approchaient d’elle pour la saluer ne restaient auprès d’elle qu’une seconde, en la suppliant de ne pas les reconduire.

      Le diplomate était triste et affligé en quittant le salon. Qu’était sa futile carrière à côté du bonheur de ces jeunes gens? Le vieux général, questionné par sa