León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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étaient bien près de lui ressembler, ou qu’ils avaient été particulièrement aimables, grâce à son gai sourire, qui à chaque parole faisait briller ses petites dents blanches.

      La petite princesse fit le tour de la table à petits pas et en se dandinant; puis, après avoir arrangé les plis de sa robe, elle s’assit sur le canapé à côté du samovar, de l’air d’une personne qui n’avait eu dans tout cela qu’un seul but, son propre plaisir et celui des autres.

      «J’ai apporté mon ouvrage, dit-elle en ouvrant son sac et en s’adressant à la société en général. – Prenez garde, Annette, n’allez pas me jouer quelque méchant tour; vous m’avez écrit que votre soirée serait toute petite; aussi voyez comme me voilà attifée…» Et elle étendit les bras pour mieux faire valoir son élégante robe grise, garnie de dentelles, et serrée un peu au-dessous de la gorge par une large ceinture.

      «Soyez tranquille, Lise, vous serez malgré tout la plus jolie.

      — Savez-vous que mon mari m’abandonne? Continua-t-elle, en s’adressant du même ton à un général: il va se faire tuer!

      — À quoi bon cette horrible guerre?» dit-elle au prince Basile.

      Et, sans attendre sa réponse, elle se mit à causer avec la fille du prince, la belle Hélène.

      «Quelle gentille personne que cette petite princesse,» dit tout bas le prince Basile à Anna Pavlovna!

      Bientôt après, un jeune homme, gros et lourd, aux cheveux ras, fit son entrée dans le salon. Il portait des lunettes, un pantalon clair à la mode de l’époque, un immense jabot et un habit brun. C’était le fils naturel du comte Besoukhow, un grand seigneur très connu du temps de Catherine et qui se mourait en ce moment à Moscou. Le jeune homme n’avait encore fait choix d’aucune carrière; il arrivait de l’étranger, où il avait été élevé, et se montrait pour la première fois dans le monde. Anna Pavlovna l’accueillit avec le salut dont elle gratifiait ses hôtes les plus obscurs. Pourtant, à la vue de Pierre, et malgré ce salut d’un ordre inférieur, sa figure exprima un mélange d’inquiétude et de crainte, sentiment que l’on éprouve à la vue d’un objet colossal qui ne serait pas à sa place. Pierre était effectivement d’une stature plus élevée que les autres invités; mais l’inquiétude d’Anna Pavlovna provenait d’une autre cause: elle craignait ce regard bon et timide, observateur et sincère, qui le distinguait du reste de la compagnie.

      «C’est on ne peut plus aimable à vous, monsieur Pierre, d’être venu voir une pauvre malade,» dit-elle en échangeant avec sa tante des regards troublés pendant qu’elle le lui présentait.

      Pierre balbutia quelque chose d’inintelligible, en continuant à laisser errer ses yeux autour de lui. Tout à coup il sourit gaiement et salua la petite princesse comme une de ses bonnes connaissances, puis il s’inclina devant «la tante». Anna Pavlovna avait bien raison de s’inquiéter, car Pierre quitta «la tante» brusquement, sans même attendre la fin de sa phrase sur la santé de Sa Majesté. Elle l’arrêta tout effrayée:

      «Connaissez-vous l’abbé Morio? Lui dit-elle. C’est un homme fort intéressant.

      — Oui, j’ai entendu parler de son projet d’une paix perpétuelle; c’est très spirituel…, mais ce n’est guère praticable.

      — Croyez-vous?» dit Anna Pavlovna, pour dire quelque chose, en rentrant dans son rôle de maîtresse de maison.

      Mais Pierre se rendit coupable d’une seconde incivilité: il venait d’abandonner une de ses interlocutrices, sans attendre la fin de sa phrase, et maintenant il retenait l’autre, qui voulait s’éloigner, en lui expliquant, la tête penchée et ses grands pieds solidement rivés au parquet, pourquoi le projet de l’abbé Morio n’était qu’une utopie.

      «Nous en causerons plus tard,» dit en souriant MlleSchérer.

      S’étant débarrassée de ce jeune homme, qui ne savait pas vivre, elle retourna à ses occupations, écoutant, regardant, prête à intervenir sur les points faibles et à remettre à flot une conversation languissante. Elle imitait en cela la conduite d’un contremaître de filature, qui, en se promenant au milieu de ses ouvriers, remarque l’immobilité ou le son criard, inusité, bruyant, d’un fuseau, et s’empresse à l’instant de l’arrêter ou de le lancer. Telle Anna Pavlovna se promenait dans son salon, s’approchait tour à tour d’un groupe silencieux ou d’un cercle bavard; un mot de sa bouche, un déplacement de personnes habilement opéré, remontait la machine à conversation, qui continuait à tourner d’un mouvement égal et convenable. La crainte que lui inspirait Pierre se trahissait au milieu de ses soucis; en le suivant des yeux, elle le vit se rapprocher pour écouter ce qui se disait autour de Mortemart et gagner ensuite le cercle de l’abbé Morio. Quant à Pierre, élevé à l’étranger, c’était sa première soirée en Russie; il savait qu’il avait autour de lui tout ce que Pétersbourg contenait d’intelligent, et ses yeux s’écarquillaient en passant rapidement de l’un à l’autre, comme ceux d’un enfant dans un magasin de joujoux, tant il craignait de manquer une conversation frappée au coin de l’esprit. En regardant ces personnages dont les figures étaient distinguées et pleines d’assurance, il en attendait toujours un mot fin et spirituel. La conversation de l’abbé Morio l’ayant attiré, il s’arrêta, cherchant une occasion de donner son avis: car c’est le faible de tous les jeunes gens.

      III

      La soirée d’Anna Pavlovna était lancée, les fuseaux travaillaient dans tous les coins, sans interruption. À l’exception de la tante, assise près d’une autre dame âgée dont le visage était creusé par les larmes et qui se trouvait un peu dépaysée dans cette brillante société, les invités s’étaient divisés en trois groupes. Au centre du premier, où dominait l’élément masculin, se tenait l’abbé; le second, composé de jeunes gens, entourait Hélène, la beauté princière, et la princesse Bolkonsky, cette charmante petite femme, si jolie et si fraîche, quoiqu’un peu trop forte pour son âge; le troisième s’était formé autour de Mortemart et de MlleSchérer.

      Le vicomte, dont le visage était doux et les manières agréables, posait pour l’homme célèbre; mais, par bienséance, il laissait modestement à la société qui l’entourait le soin de faire les honneurs de sa personne. Anna Pavlovna en profitait visiblement à la façon d’un bon maître d’hôtel, qui vous recommande, comme un mets choisi et recherché, certain morceau qui, préparé par un autre, n’aurait pas été mangeable: elle avait ainsi servi à ses invités le vicomte d’abord, et l’abbé ensuite, deux bouchées d’une exquise délicatesse. Autour de Mortemart, on causait de l’assassinat du duc d’Enghien. Le vicomte soutenait que le duc était mort par grandeur d’âme, et que Bonaparte avait des raisons personnelles de lui en vouloir.

      «Ah oui! Contez-nous cela, vicomte,» dit gaiement Anna Pavlovna, qui avait trouvé dans cette phrase: «contez-nous cela, vicomte,» un vague parfum Louis XV.

      Le vicomte sourit et s’inclina en signe d’assentiment. Il se fit un cercle autour de lui, tandis qu’Anna Pavlovna invitait les gens à l’écouter.

      «Le vicomte, dit-elle tout bas à son voisin, connaissait le duc intimement; le vicomte, répéta-t-elle en se tournant vers un autre, est un conteur admirable; le vicomte (ceci s’adressait à un troisième) appartient au meilleur monde, cela se voit tout de suite.»

      Voilà comment le vicomte se trouvait offert au public comme un gibier rare, avec la manière d’offrir la plus distinguée et la plus alléchante; il souriait avec finesse au moment de commencer son récit.

      «Venez vous asseoir ici, ma chère Hélène,» dit Anna Pavlovna en s’adressant à la belle jeune fille qui était le centre d’un autre groupe.

      La princesse Hélène garda en se levant cet inaltérable sourire qu’elle avait sur les lèvres depuis son entrée et qui était son apanage de beauté sans rivale. Frôlant à peine, de sa toilette blanche