jetant un regard sur Véra, elle se tut.
La comtesse lui serra tendrement la main.
«Véra, vous ne comprenez donc rien?»
Elle aimait peu sa fille, et c’était facile à voir.
«Tu ne comprends donc pas que tu es de trop ici. Va rejoindre tes sœurs.
— Si vous me l’aviez dit plus tôt, maman, – répondit la belle Véra avec un certain dédain, mais sans paraître toutefois offensée, – je serais déjà partie…»
Et elle passa dans la grande salle, où elle aperçut deux couples assis, chacun devant une fenêtre et qui semblaient se faire pendants l’un à l’autre.
Elle s’arrêta un moment pour les regarder d’un air moqueur. Nicolas, à côté de Sonia, lui copiait des vers, les premiers de sa composition. Boris et Natacha causaient à voix basse; ils se turent à l’approche de Véra. Les deux petites filles avaient un air joyeux et coupable qui trahissait leur amour; c’était charmant et comique tout à la fois, mais Véra ne trouvait cela ni charmant ni comique.
«Combien de fois ne vous ai-je pas prié de ne jamais toucher aux objets qui m’appartiennent! Vous avez une chambre à vous.»
Et là-dessus elle prit l’encrier des mains de Nicolas.
«Un instant, un instant, dit Nicolas en trempant sa plume dans l’encrier.
— Vous ne faites jamais rien à propos: tout à l’heure, vous êtes entrés comme des fous dans le salon, et vous nous avez tous scandalisés.» En dépit, ou peut-être à cause de la vérité de sa remarque, personne ne souffla mot, mais il y eut entre les quatre coupables un rapide échange de regards. Véra, son encrier à la main, hésitait à s’éloigner.
«Et quels secrets pouvez-vous bien avoir à vos âges? C’est ridicule, et ce ne sont que des folies!
— Mais que t’importe, Véra? Dit avec douceur Natacha, qui se sentait ce jour-là meilleure que d’habitude et mieux disposée pour les autres.
— C’est absurde! J’ai honte pour vous! Quels sont vos secrets, je vous prie?
— Chacun a les siens, et nous te laissons en repos, toi et Berg, reprit Natacha en s’échauffant.
— Il est facile de me laisser tranquille, puisque je ne fais rien de blâmable. Mais, quant à toi, je dirai à maman comment tu te conduis avec Boris.
— Natalie Ilinischna se conduit très bien avec moi, je n’ai pas à m’en plaindre.
— Finissez, Boris; vous êtes un vrai diplomate!»
Ce mot «diplomate», très usité parmi ces enfants, avait dans leur argot une signification toute particulière.
«C’est insupportable, dit Natacha, irritée et blessée. Pourquoi s’accroche-t-elle à moi? Tu ne nous comprendras jamais, car tu n’as jamais aimé personne; tu n’as pas de cœur, tu es MmedeGenlis, et voilà tout (ce sobriquet, inventé par Nicolas, passait pour fort injurieux); ton seul plaisir est de causer de l’ennui aux autres: tu n’as qu’à faire la coquette avec Berg tant que tu voudras.
— Ce qui est certain, c’est que je ne cours pas après un jeune homme devant le monde, et…
— Très bien, s’écria Nicolas, tu as atteint ton but, tu nous as dérangés pour nous dire à tous des sottises; allons-nous-en, sauvons-nous dans la chambre d’étude!…»
Aussitôt tous les quatre se levèrent et disparurent comme une nichée d’oiseaux effarouchés.
«C’est à moi au contraire que vous en avez dit,» s’écria Véra, tandis que les quatre voix répétaient gaiement en chœur derrière la porte:
«MmedeGenlis! MmedeGenlis!»
Sans se préoccuper de ce sobriquet, Véra s’approcha de la glace pour arranger son écharpe et sa coiffure, et la vue de son beau visage lui rendit son impassibilité habituelle.
Dans le salon, la conversation était des plus intimes entre les deux amies.
«Ah! Chère, disait la comtesse, tout n’est pas rose dans ma vie; je vois très bien, au train dont vont les choses, que nous n’en avons pas pour longtemps; toute notre fortune y passera! À qui la faute? À sa bonté et au club! À la campagne même, il n’a point de repos… toujours des spectacles, des chasses, que sais-je enfin? Mais à quoi sert d’en parler? Raconte-moi plutôt ce que tu as fait. Vraiment, je t’admire: comment peux-tu courir ainsi la poste à ton âge, aller à Moscou, à Pétersbourg, chez tous les ministres, chez tous les gros bonnets et savoir t’y prendre avec chacun? Voyons, comment y es-tu parvenue? C’est merveilleux; quant à moi, je n’y entends rien!
— Ah! Ma chère âme, que Dieu te préserve de jamais savoir par expérience ce que c’est que de rester veuve, sans appui, avec un fils qu’on aime à la folie! On se soumet à tout pour lui! Mon procès a été une dure école! Lorsque j’avais besoin de voir un de ces gros bonnets, j’écrivais ceci: «La princesse une telle désire voir un tel,» et j’allais moi-même en voiture de louage une fois, deux fois, quatre fois, jusqu’à ce que j’eusse obtenu ce qu’il me fallait, et ce que l’on pensait de moi m’était complètement indifférent.
— À qui donc t’es-tu adressée pour Boris? Car enfin le voilà officier dans la garde, tandis que Nicolas n’est que «junker». Personne ne s’est remué pour lui. À qui donc t’es-tu adressée?
— Au prince Basile, et il a été très aimable. Il a tout de suite promis d’en parler à l’Empereur, ajouta vivement la princesse, oubliant les récentes humiliations qu’elle avait dû subir.
— A-t-il beaucoup vieilli, le prince Basile? Je ne l’ai pas rencontré depuis l’époque de nos comédies chez les Roumianzow; il m’aura oubliée, et pourtant à cette époque-là il me faisait la cour!
— Il est toujours le même, aimable et galant; les grandeurs ne lui ont pas tourné la tête! «Je regrette, chère princesse, m’a-t-il dit, de ne pas avoir à me donner plus de peine; vous n’avez qu’à ordonner.» C’est vraiment un brave homme et un bon parent. Tu sais, Nathalie, l’amour que je porte à mon fils; il n’y a rien que je ne sois prête à faire pour son bonheur. Mais ma position est si difficile, si pénible, et elle a encore empiré, dit-elle tristement à voix basse. Mon malheureux procès n’avance guère et me ruine. Je n’ai pas dix kopeks dans ma poche, le croirais-tu? Et je ne sais comment équiper Boris.»
Et, tirant son mouchoir, elle se mit à pleurer:
«J’ai besoin de cinq cents roubles, et je n’ai qu’un seul billet de vingt-cinq roubles. Ma situation est épouvantable: je n’ai plus d’espoir que dans le comte Besoukhow. S’il ne consent pas à venir en aide à son filleul Boris et à lui faire une pension, toutes mes peines sont perdues.»
Les yeux de la comtesse étaient devenus humides, et elle paraissait absorbée dans ses réflexions.
«Il m’arrive souvent de penser à l’existence solitaire du comte Besoukhow, reprit la princesse, à sa fortune colossale, et de me demander – c’est peut-être un péché – pourquoi vit-il? La vie lui est à charge, tandis que Boris est jeune…
— Il lui laissera assurément quelque chose, dit la comtesse.
— J’en doute, chère amie; ces grands seigneurs millionnaires sont si égoïstes! Je vais pourtant y aller avec Boris, afin d’expliquer au comte ce dont il s’agit. Il est maintenant deux heures, dit-elle en se levant, et vous dînez à quatre… j’aurai le temps.»
La princesse envoya chercher son fils:
«Au revoir, mon amie, dit-elle à la comtesse, qui la reconduisit jusqu’à l’antichambre; souhaite-moi bonne chance.
— Vous allez voir le comte Cyrille Vladimirovitch, ma chère, lui cria le comte en