favorable qu’il avait porté sur son mari:
– Et puis il est intéressant, on voit qu’il connaît du monde. Dame, ça sait tant de choses, les médecins!
– Je vais jouer la phrase de la Sonate pour M. Swann? dit le pianiste.
– Ah! bigre! ce n’est pas au moins le «Serpent à Sonates»? demanda M. de Forcheville pour faire de l’effet.
Mais le docteur Cottard, qui n’avait jamais entendu ce calembour, ne le comprit pas et crut à une erreur de M. de Forcheville. Il s’approcha vivement pour la rectifier:
– Mais non, ce n’est pas serpent à sonates qu’on dit, c’est serpent à sonnettes, dit-il d’un ton zélé, impatient et triomphal.
Forcheville lui expliqua le calembour. Le docteur rougit.
– Avouez qu’il est drôle, docteur?
– Oh! je le connais depuis si longtemps, répondit Cottard.
Mais ils se turent; sous l’agitation des trémolos de violon qui la protégeaient de leur tenue frémissante à deux octaves de là – et comme dans un pays de montagne, derrière l’immobilité apparente et vertigineuse d’une cascade, on aperçoit, deux cents pieds plus bas, la forme minuscule d’une promeneuse – la petite phrase venait d’apparaître, lointaine, gracieuse, protégée par le long déferlement du rideau transparent, incessant et sonore. Et Swann en son coeur, s’adressa à elle comme à une confidente de son amour, comme à une amie d’Odette qui devrait bien lui dire de ne pas faire attention à ce Forcheville.
– Ah! vous arrivez tard, dit Mme Verdurin à un fidèle qu’elle n’avait invité qu’en «cure-dents», nous avons eu «un» Brichot incomparable, d’une éloquence! Mais il est parti. N’est-ce pas, monsieur Swann? Je crois que c’est la première fois que vous vous rencontriez avec lui, dit-elle pour lui faire remarquer que c’était à elle qu’il devait de le connaître. N’est-ce pas, il a été délicieux, notre Brichot?
Swann s’inclina poliment.
– Non? il ne vous a pas intéressé? lui demanda sèchement Mme Verdurin.
– Mais si, madame, beaucoup, j’ai été ravi. Il est peut-être un peu péremptoire et un peu jovial pour mon goût. Je lui voudrais parfois un peu d’hésitations et de douceur, mais on sent qu’il sait tant de choses et il a l’air d’un bien brave homme.
Tour le monde se retira fort tard. Les premiers mots de Cottard à sa femme furent:
– J’ai rarement vu Mme Verdurin aussi en verve que ce soir.
– Qu’est-ce que c’est exactement que cette Mme Verdurin? un demi-castor? dit Forcheville au peintre à qui il proposa de revenir avec lui.
Odette le vit s’éloigner avec regret, elle n’osa pas ne pas revenir avec Swann, mais fut de mauvaise humeur en voiture, et quand il lui demanda s’il devait entrer chez elle, elle lui dit «Bien entendu», en haussant les épaules avec impatience. Quand tous les invités furent partis, Mme Verdurin dit à son mari:
– As-tu remarqué comme Swann a ri d’un rire niais quand nous avons parlé de Mme La Trémoïlle?
Elle avait remarqué que devant ce nom Swann et Forcheville avaient plusieurs fois supprimé la particule. Ne doutant pas que ce fût pour montrer qu’ils n’étaient pas intimidés par les titres, elle souhaitait d’imiter leur fierté, mais n’avait pas bien saisi par quelle forme grammaticale elle se traduisait. Aussi sa vicieuse façon de parler l’emportant sur son intransigeance républicaine, elle disait encore les de La Trémoïlle ou plutôt par une abréviation en usage dans les paroles des chansons de café-concert et les légendes des caricaturistes et qui dissimulait le de, les d’La Trémoïlle, mais elle se rattrapait en disant: «Madame La Trémoïlle.» «La Duchesse, comme dit Swann», ajouta-t-elle ironiquement avec un sourire qui prouvait qu’elle ne faisait que citer et ne prenait pas à son compte une dénomination aussi naïve et ridicule.
– Je te dirai que je l’ai trouvé extrêmement bête.
Et M. Verdurin lui répondit:
– Il n’est pas franc, c’est un monsieur cauteleux, toujours entre le zist et le zest. Il veut toujours ménager la chèvre et le chou. Quelle différence avec Forcheville! Voilà au moins un homme qui vous dit carrément sa façon de penser. Ça vous plaît ou ça ne vous plaît pas. Ce n’est pas comme l’autre qui n’est jamais ni figue ni raisin. Du reste Odette a l’air de préférer joliment le Forcheville, et je lui donne raison. Et puis enfin, puisque Swann veut nous la faire à l’homme du monde, au champion des duchesses, au moins l’autre a son titre; il est toujours comte de Forcheville, ajouta-t-il d’un air délicat, comme si, au courant de l’histoire de ce comté, il en soupesait minutieusement la valeur particulière.
– Je te dirai, dit Mme Verdurin, qu’il a cru devoir lancer contre Brichot quelques insinuations venimeuses et assez ridicules. Naturellement, comme il a vu que Brichot était aimé dans la maison, c’était une manière de nous atteindre, de bêcher notre dîner. On sent le bon petit camarade qui vous débinera en sortant.
– Mais je te l’ai dit, répondit M. Verdurin, c’est le raté, le petit individu envieux de tout ce qui est un peu grand.
En réalité il n’y avait pas un fidèle qui ne fût plus malveillant que Swann; mais tous ils avaient la précaution d’assaisonner leurs médisances de plaisanteries connues, d’une petite pointe d’émotion et de cordialité; tandis que la moindre réserve que se permettait Swann, dépouillée des formules de convention telles que: «Ce n’est pas du mal que nous disons» et auxquelles il dédaignait de s’abaisser, paraissait une perfidie. Il y a des auteurs originaux dont la moindre hardiesse révolte parce qu’ils n’ont pas d’abord flatté les goûts du public et ne lui ont pas servi les lieux communs auxquels il est habitué; c’est de la même manière que Swann indignait M. Verdurin. Pour Swann comme pour eux, c’était la nouveauté de son langage qui faisait croire à là noirceur de ses intentions.
Swann ignorait encore la disgrâce dont il était menacé chez les Verdurin et continuait à voir leurs ridicules en beau, au travers de son amour.
Il n’avait de rendez-vous avec Odette, au moins le plus souvent, que le soir; mais le jour, ayant peur de la fatiguer de lui en allant chez elle, il aurait aimé du moins ne pas cesser d’occuper sa pensée, et à tous moments il cherchait à trouver une occasion d’y intervenir, mais d’une façon agréable pour elle. Si, à la devanture d’un fleuriste ou d’un joaillier, la vue d’un arbuste ou d’un bijou le charmait, aussitôt il pensait à les envoyer à Odette, imaginant le plaisir qu’ils lui avaient procuré, ressenti par elle, venant accroître la tendresse qu’elle avait pour lui, et les faisait porter immédiatement rue La Pérouse, pour ne pas retarder l’instant où, comme elle recevrait quelque chose de lui, il se sentirait en quelque sorte près d’elle. Il voulait surtout qu’elle les reçût avant de sortir pour que la reconnaissance qu’elle éprouverait lui valût un accueil plus tendre quand elle le verrait chez les Verdurin, ou même, qui sait? si le fournisseur faisait assez diligence, peut-être une lettre qu’elle lui enverrait avant le dîner, ou sa venue à elle en personne chez lui, en une visite supplémentaire, pour le remercier. Comme jadis quand il expérimentait sur la nature d’Odette les réactions du dépit, il cherchait par celles de la gratitude à tirer d’elle des parcelles intimes de sentiment qu’elle ne lui avait pas révélées encore.
Souvent elle avait des embarras d’argent et, pressée par une dette, le priait de lui venir en aide. Il en était heureux comme de tout ce qui pouvait donner à Odette une grande idée de l’amour qu’il avait pour elle, ou simplement une grande idée de son influence, de l’utilité dont il pouvait lui être. Sans doute si on lui avait dit au début: «c’est ta situation qui lui plaît», et maintenant: «c’est pour ta fortune qu’elle t’aime», il ne l’aurait pas cru, et n’aurait pas été d’ailleurs très mécontent qu’on se la figurât tenant à lui – qu’on les sentît unis l’un à l’autre – par quelque chose d’aussi fort que le snobisme