Marcel Proust

Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel


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qu’il avait de la campagne:

      – Ah! dit-il à la cantonade, pour être entendu à la fois de Mme de Saint-Euverte à qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il parlait, voici la charmante princesse! Voyez, elle est venue tout exprès de Guermantes pour entendre le Saint-François d’Assise de Liszt et elle n’a eu le temps, comme une jolie mésange, que d’aller piquer pour les mettre sur sa tête quelques petits fruits de prunier des oiseaux et d’aubépine; il y a même encore de petites gouttes de rosée, un peu de la gelée blanche qui doit faire gémir la duchesse. C’est très joli, ma chère princesse.

      – Comment la princesse est venue exprès de Guermantes. Mais c’est trop! Je ne savais pas, je suis confuse, s’écria naïvement Mme de Saint-Euverte qui était peu habituée au tour d’esprit de Swann. Et examinant la coiffure de la princesse: Mais c’est vrai, cela imite… comment dirais-je, pas les châtaignes, non oh! c’est une idée ravissante! Mais comment la princesse pouvait-elle connaître mon programme! Les musiciens ne me l’ont même pas communiqué à moi.

      Swann, habitué, quand il était auprès d’une femme avec qui il avait gardé des habitudes galantes de langage, de dire des choses délicates que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas expliquer à Mme de Saint-Euverte qu’il n’avait parlé que par métaphore. Quant à la princesse, elle se mit à rire aux éclats, parce que l’esprit de Swann était extrêmement apprécié dans sa coterie, et aussi parce qu’elle ne pouvait entendre un compliment s’adressant à elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une irrésistible drôlerie.

      – Hé bien! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits d’aubépine vous plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce que vous êtes aussi son voisin de campagne?

      Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait l’air content de causer avec Swann s’était éloignée.

      – Mais vous l’êtes vous-même, princesse.

      – Moi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens! Mais comme j’aimerais être à leur place!

      – Ce ne sont pas les Cambremer, c’étaient ses parents à elle; elle est une demoiselle Legrandin qui venait à Combray. Je ne sais pas si vous savez que vous êtes comtesse de Combray et que le chapitre vous doit une redevance?

      – Je ne sais pas ce que me doit le chapitre, mais je sais que je suis tapée de cent francs tous les ans par le curé, ce dont je me passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit juste à temps, mais il finit mal! dit-elle en riant.

      – Il ne commence pas mieux, répondit Swann.

      – En effet cette double abréviation!…

      – C’est quelqu’un de très en colère et de très convenable qui n’a pas osé aller jusqu’au bout du premier mot.

      – Mais puisqu’il ne devait pas pouvoir s’empêcher de commencer le second, il aurait mieux fait d’achever le premier pour en finir une bonne fois. Nous sommes en train de faire des plaisanteries d’un goût charmant, mon petit Charles, mais comme c’est ennuyeux de ne plus vous voir, ajouta-t-elle d’un ton câlin, j’aime tant causer avec vous. Pensez que je n’aurais même pas pu faire comprendre à cet idiot de Froberville que le nom de Cambremer était étonnant. Avouez que la vie est une chose affreuse. Il n’y a que quand je vous vois que je cesse de m’ennuyer.

      Et sans doute cela n’était pas vrai. Mais Swann et la princesse avaient une même manière de juger les petites choses qui avait pour effet – à moins que ce ne fût pour cause – une grande analogie dans la façon de s’exprimer et jusque dans la prononciation. Cette ressemblance ne frappait pas parce que rien n’était plus différent que leurs deux voix. Mais si on parvenait par la pensée à ôter aux propos de Swann la sonorité qui les enveloppait, les moustaches d’entre lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que c’étaient les mêmes phrases, les mêmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour les choses importantes, Swann et la princesse n’avaient les mêmes idées sur rien. Mais depuis que Swann était si triste, ressentant toujours cette espèce de frisson qui précède le moment où l’on va pleurer, il avait le même besoin de parler du chagrin qu’un assassin a de parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que la vie était une chose affreuse, il éprouva la même douceur que si elle lui avait parlé d’Odette.

      – Oh! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous voyions, ma chère amie. Ce qu’il y a de gentil avec vous, c’est que vous n’êtes pas gaie. On pourrait passer une soirée ensemble.

      – Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas à Guermantes, ma belle-mère serait folle de joie. Cela passe pour très laid, mais je vous dirai que ce pays ne me déplaît pas, j’ai horreur des pays «pittoresques».

      – Je crois bien, c’est admirable, répondit Swann, c’est presque trop beau, trop vivant pour moi, en ce moment; c’est un pays pour être heureux. C’est peut-être parce que j’y ai vécu, mais les choses m’y parlent tellement! Dès qu’il se lève un souffle d’air, que les blés commencent à remuer, il me semble qu’il y a quelqu’un qui va arriver, que je vais recevoir une nouvelle; et ces petites maisons au bord de l’eau… je serais bien malheureux!

      – Oh! mon petit Charles, prenez garde, voilà l’affreuse Rampillon qui m’a vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivé, je confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus; peut-être les deux… et ensemble!… Ah! non, je me rappelle, elle a été répudiée par son prince… ayez l’air de me parler, pour que cette Bérénice ne vienne pas m’inviter à dîner. Du reste, je me sauve. Écoutez, mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous ne voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmène chez la princesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi qui doit m’y rejoindre. Si on n’avait pas de vos nouvelles par Mémé… Pensez que je ne vous vois plus jamais!

      Swann refusa; ayant prévenu M. de Charlus qu’en quittant de chez Mme de Saint-Euverte, il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait pas en allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot qu’il avait tout le temps espéré se voir remettre par un domestique pendant la soirée, et que peut-être il allait trouver chez son concierge. «Ce pauvre Swann, dit ce soir-là Mme des Laumes à son mari, il est toujours gentil, mais il a l’air bien malheureux. Vous le verrez, car il a promis de venir dîner un de ces jours. Je trouve ridicule au fond qu’un homme de son intelligence souffre pour une personne de ce genre et qui n’est même pas intéressante, car on la dit idiote», ajouta-t-elle avec la sagesse des gens non amoureux, qui trouvent qu’un homme d’esprit ne devrait être malheureux que pour une personne qui en valût la peine; c’est à peu près comme s’étonner qu’on daigne souffrir du choléra par le fait d’un être aussi petit que le bacille virgule.

      Swann voulait partir, mais au moment où il allait enfin s’échapper, le général de Froberville lui demanda à connaître Mme de Cambremer et il fut obligé de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.

      – Dites donc, Swann, j’aimerais mieux être le mari de cette femme-là que d’être massacré par les sauvages, qu’en dites-vous?

      Ces mots «massacré par les sauvages» percèrent douloureusement le coeur de Swann; aussitôt il éprouva le besoin de continuer la conversation avec le général:

      – Ah! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette façon… Ainsi vous savez… ce navigateur dont Dumont d’Urville ramena les cendres, La Pérouse… (et Swann était déjà heureux comme s’il avait parlé d’Odette). C’est un beau caractère et qui m’intéresse beaucoup que celui de La Pérouse, ajouta-t-il d’un air mélancolique.

      – Ah! parfaitement, La Pérouse, dit le général. C’est un nom connu. Il a sa rue.

      – Vous connaissez quelqu’un rue La Pérouse? demanda Swann d’un air agité.

      – Je ne connais que Mme de Chanlivault, la soeur de ce brave Chaussepierre. Elle nous a donné une jolie soirée de comédie l’autre