venu. Mais le problème si intéressant qu’il attendait seulement la fin de sa jalousie pour tirer au clair avait précisément perdu tout intérêt aux yeux de Swann, quand il avait cessé d’être jaloux. Pas immédiatement pourtant. Il n’éprouvait déjà plus de jalousie à l’égard d’Odette, que le jour des coups frappés en vain par lui l’après-midi à la porte du petit hôtel de la rue Lapérouse avait continué à en exciter chez lui. C’était comme si la jalousie, pareille un peu en cela à ces maladies qui semblent avoir leur siège, leur source de contagionnement, moins dans certaines personnes que dans certains lieux, dans certaines maisons, n’avait pas eu tant pour objet Odette elle-même que ce jour, cette heure du passé perdu où Swann avait frappé à toutes les entrées de l’hôtel d’Odette. On aurait dit que ce jour, cette heure avaient seuls fixé quelques dernières parcelles de la personnalité amoureuse que Swann avait eue autrefois et qu’il ne les retrouvait plus que là. Il était depuis longtemps insoucieux qu’Odette l’eût trompé et le trompât encore. Et pourtant il avait continué pendant quelques années à rechercher d’anciens domestiques d’Odette, tant avait persisté chez lui la douloureuse curiosité de savoir si ce jour-là, tellement ancien, à six heures, Odette était couchée avec Forcheville. Puis cette curiosité elle-même avait disparu, sans pourtant que ses investigations cessassent. Il continuait à tâcher d’apprendre ce qui ne l’intéressait plus, parce que son moi ancien, parvenu à l’extrême décrépitude, agissait encore machinalement, selon des préoccupations abolies au point que Swann ne réussissait même plus à se représenter cette angoisse, si forte pourtant autrefois qu’il ne pouvait se figurer alors qu’il s’en délivrât jamais et que seule la mort de celle qu’il aimait (la mort qui, comme le montrera plus loin, dans ce livre, une cruelle contre-épreuve, ne diminue en rien les souffrances de la jalousie) lui semblait capable d’aplanir pour lui la route, entièrement barrée, de sa vie.
Mais éclaircir un jour les faits de la vie d’Odette auxquels il avait dû ces souffrances n’avait pas été le seul souhait de Swann; il avait mis en réserve aussi celui de se venger d’elles, quand n’aimant plus Odette il ne la craindrait plus; or, d’exaucer ce second souhait, l’occasion se présentait justement car Swann aimait une autre femme, une femme qui ne lui donnait pas de motifs de jalousie mais pourtant de la jalousie parce qu’il n’était plus capable de renouveler sa façon d’aimer, et que c’était celle dont il avait usé pour Odette qui lui servait encore pour une autre. Pour que la jalousie de Swann renaquît, il n’était pas nécessaire que cette femme fût infidèle, il suffisait que pour une raison quelconque elle fût loin de lui, à une soirée par exemple, et eût paru s’y amuser. C’était assez pour réveiller en lui l’ancienne angoisse, lamentable et contradictoire excroissance de son amour, et qui éloignait Swann de ce qu’elle était comme un besoin d’atteindre (le sentiment réel que cette jeune femme avait pour lui, le désir caché de ses journées, le secret de son coeur), car entre Swann et celle qu’il aimait cette angoisse interposait un amas réfractaire de soupçons antérieurs, ayant leur cause en Odette, ou en telle autre peut-être qui avait précédé Odette, et qui ne permettait plus à l’amant vieilli de connaître sa maîtresse d’aujourd’hui qu’à travers le fantôme ancien et collectif de la «femme qui excitait sa jalousie» dans lequel il avait arbitrairement incarné son nouvel amour. Souvent pourtant Swann l’accusait, cette jalousie, de le faire croire à des trahisons imaginaires; mais alors il se rappelait qu’il avait fait bénéficier Odette du même raisonnement et à tort. Aussi tout ce que la jeune femme qu’il aimait faisait aux heures où il n’était pas avec elle cessait de lui paraître innocent. Mais alors qu’autrefois, il avait fait le serment, si jamais il cessait d’aimer celle qu’il ne devinait pas devoir être un jour sa femme, de lui manifester implacablement son indifférence, enfin sincère, pour venger son orgueil longtemps humilié, ces représailles qu’il pouvait exercer maintenant sans risques (car que pouvait lui faire d’être pris au mot et privé de ces tête-à-tête avec Odette qui lui étaient jadis si nécessaires), ces représailles il n’y tenait plus; avec l’amour avait disparu le désir de montrer qu’il n’avait plus d’amour. Et lui qui, quand il souffrait par Odette, eût tant désiré de lui laisser voir un jour qu’il était épris d’une autre, maintenant qu’il l’aurait pu, il prenait mille précautions pour que sa femme ne soupçonnât pas ce nouvel amour.
Ce ne fut pas seulement à ces goûters, à cause desquels j’avais eu autrefois la tristesse de voir Gilberte me quitter et rentrer plus tôt, que désormais je pris part, mais les sorties qu’elle faisait avec sa mère, soit pour aller en promenade, à une matinée, et qui en l’empêchant de venir aux Champs-Élysées m’avaient privé d’elle, les jours où je restais seul le long de la pelouse ou devant les chevaux de bois, ces sorties maintenant M. et Mme Swann m’y admettaient, j’avais une place dans leur landau et même c’était à moi qu’on demandait si j’aimais mieux aller au théâtre, à une leçon de danse chez une camarade de Gilberte, à une réunion mondaine chez des amies des Swann (ce que celle-ci appelait «un petit meeting») ou visiter les Tombeaux de Saint-Denis.
Ces jours où je devais sortir avec les Swann, je venais chez eux pour le déjeuner, que Mme Swann appelait le lunch; comme on n’était invité que pour midi et demi et qu’à cette époque mes parents déjeunaient à onze heures un quart, c’est après qu’ils étaient sortis de table que je m’acheminais vers ce quartier luxueux, assez solitaire à toute heure, mais particulièrement à celle-là où tout le monde était rentré. Même l’hiver et par la gelée s’il faisait beau, tout en resserrant de temps à autre le noeud d’une magnifique cravate de chez Charvet et en regardant si mes bottines vernies ne se salissaient pas, je me promenais de long en large dans les avenues en attendant midi vingt-sept. J’apercevais de loin, dans le jardinet des Swann, le soleil qui faisait étinceler comme du givre les arbres dénudés. Il est vrai que ce jardinet n’en possédait que deux. L’heure indue faisait nouveau le spectacle. À ces plaisirs de nature (qu’avivait la suppression de l’habitude, et même la faim), la perspective émotionnante de déjeuner chez Mme Swann se mêlait, elle ne les diminuait pas, mais les dominant les asservissait, en faisait des accessoires mondains; de sorte que si, à cette heure où d’ordinaire je ne les percevais pas, il me semblait découvrir le beau temps, le froid, la lumière hivernale, c’était comme une sorte de préface aux oeufs à la crème, comme une patine, un rose et frais glacis ajoutés au revêtement de cette chapelle mystérieuse qu’était la demeure de Mme Swann et au coeur de laquelle il y avait au contraire tant de chaleur, de parfums et de fleurs.
À midi et demi, je me décidais enfin à entrer dans cette maison qui, comme un gros soulier de Noël, me semblait devoir m’apporter de surnaturels plaisirs. (Le nom de Noël était du reste inconnu à Mme Swann et à Gilberte qui l’avaient remplacé par celui de Christmas, et ne parlaient que du pudding de Christmas, de ce qu’on leur avait donné pour leur Christmas, de s’absenter – ce qui me rendait fou de douleur – pour Christmas. Même à la maison, je me serais cru déshonoré en parlant de Noël et je ne disais plus que Christmas, ce que mon père trouvait extrêmement ridicule.)
Je ne rencontrais d’abord qu’un valet de pied qui, après m’avoir fait traverser plusieurs grands salons, m’introduisait dans un tout petit, vide, que commençait déjà à faire rêver l’après-midi bleu de ses fenêtres; je restais seul en compagnie d’orchidées, de roses et de violettes qui – pareilles à des personnes qui attendent à côté de vous mais ne vous connaissent pas – gardaient un silence que leur individualité de choses vivantes rendait plus impressionnant et recevaient frileusement la chaleur d’un feu incandescent de charbon, précieusement posé derrière une vitrine de cristal, dans une cuve de marbre blanc où il faisait écouler de temps à autre ses dangereux rubis.
Je m’étais assis, mais je me levais précipitamment en entendant ouvrir la porte; ce n’était qu’un second valet de pied, puis un troisième, et le mince résultat auquel aboutissaient leurs allées et venues inutilement émouvantes était de remettre un peu de charbon dans le feu ou d’eau dans les vases. Ils s’en allaient, je me retrouvais seul, une fois refermée la porte que Mme Swann finirait par ouvrir. Et, certes, j’eusse été moins troublé dans un antre magique que dans ce petit salon d’attente où le feu me semblait procéder