Marcel Proust

Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel


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à négliger c’était au contraire mes doutes, mon dégoût de moi-même. Surtout ce qu’il avait dit de M. de Norpois ôtait beaucoup de sa force à une condamnation que j’avais crue sans appel.

      «Êtes-vous bien soigné? me demanda Bergotte. Qui est-ce qui s’occupe de votre santé?» Je lui dis que j’avais vu et reverrais sans doute Cottard. «Mais ce n’est pas ce qu’il vous faut! me répondit-il. Je ne le connais pas comme médecin. Mais je l’ai vu chez Mme Swann. C’est un imbécile. À supposer que cela n’empêche pas d’être un bon médecin, ce que j’ai peine à croire, cela empêche d’être un bon médecin pour artistes, pour gens intelligents. Les gens comme vous ont besoin de médecins appropriés, je dirais presque de régimes, de médicaments particuliers. Cottard vous ennuiera et rien que l’ennui empêchera son traitement d’être efficace. Et puis ce traitement ne peut pas être le même pour vous que pour un individu quelconque. Les trois quarts du mal des gens intelligents viennent de leur intelligence. Il leur faut au moins un médecin qui connaisse ce mal-là. Comment voulez-vous que Cottard puisse vous soigner, il a prévu la difficulté de digérer les sauces, l’embarras gastrique, mais il n’a pas prévu la lecture de Shakespeare… Aussi ses calculs ne sont plus justes avec vous, l’équilibre est rompu, c’est toujours le petit ludion qui remonte. Il vous trouvera une dilatation d’estomac, il n’a pas besoin de vous examiner puisqu’il l’a d’avance dans son oeil. Vous pouvez la voir, elle se reflète dans son lorgnon.» Cette manière de parler me fatiguait beaucoup, je me disais avec la stupidité du bon sens: «Il n’y a pas plus de dilatation de l’estomac reflétée dans le lorgnon du professeur Cottard que de sottises cachées dans le gilet blanc de M. de Norpois.» «Je vous conseillerais plutôt, poursuivit Bergotte, le docteur du Boulbon, qui est tout à fait intelligent. – C’est un grand admirateur de vos oeuvres», lui répondis-je. Je vis que Bergotte le savait et j’en conclus que les esprits fraternels se rejoignent vite, qu’on a peu de vrais «amis inconnus». Ce que Bergotte me dit au sujet de Cottard me frappa tout en étant contraire à tout ce que je croyais. Je ne m’inquiétais nullement de trouver mon médecin ennuyeux; j’attendais de lui que, grâce à un art dont les lois m’échappaient, il rendît au sujet de ma santé un indiscutable oracle en consultant mes entrailles. Et je ne tenais pas à ce que, à l’aide d’une intelligence où j’aurais pu le suppléer, il cherchât à comprendre la mienne que je ne me représentais que comme un moyen indifférent en soi-même de tâcher d’atteindre des vérités extérieures. Je doutais beaucoup que les gens intelligents eussent besoin d’une autre hygiène que les imbéciles et j’étais tout prêt à me soumettre à celle de ces derniers. «Quelqu’un qui aurait besoin d’un bon médecin, c’est notre ami Swann», dit Bergotte. Et comme je demandais s’il était malade. «Hé bien, c’est l’homme qui a épousé une fille, qui avale par jour cinquante couleuvres de femmes qui ne veulent pas recevoir la sienne, ou d’hommes qui ont couché avec elle. On les voit, elles lui tordent la bouche. Regardez un jour le sourcil circonflexe qu’il a quand il rentre, pour voir qui il y a chez lui.» La malveillance avec laquelle Bergotte parlait ainsi à un étranger d’amis chez qui il était reçu depuis si longtemps était aussi nouvelle pour moi que le ton presque tendre que chez les Swann il prenait à tous moments avec eux. Certes, une personne comme ma grand’tante, par exemple, eût été incapable, avec aucun de nous, de ces gentillesses que j’avais entendu Bergotte prodiguer à Swann. Même aux gens qu’elle aimait, elle se plaisait à dire des choses désagréables. Mais hors de leur présence elle n’aurait pas prononcé une parole qu’ils n’eussent pu entendre. Rien, moins que notre société de Combray, ne ressemblait au monde. Celle des Swann était déjà un acheminement vers lui, vers ses flots versatiles. Ce n’était pas encore la grande mer, c’était déjà la lagune. «Tout ceci de vous à moi», me dit Bergotte en me quittant devant ma porte. Quelques années plus tard, je lui aurais répondu: «Je ne répète jamais rien.» C’est la phrase rituelle des gens du monde, par laquelle chaque fois le médisant est faussement rassuré. C’est celle que j’aurais déjà ce jour-là adressée à Bergotte car on n’invente pas tout ce qu’on dit, surtout dans les moments où on agit comme personnage social. Mais je ne la connaissais pas encore. D’autre part, celle de ma grand’tante dans une occasion semblable eût été: «Si vous ne voulez pas que ce soit répété, pourquoi le dites-vous?» C’est la réponse des gens insociables, des «mauvaises têtes». Je ne l’étais pas: je m’inclinai en silence.

      Des gens de lettres qui étaient pour moi des personnages considérables intriguaient pendant des années avant d’arriver à nouer avec Bergotte des relations qui restaient toujours obscurément littéraires et ne sortaient pas de son cabinet de travail, alors que moi, je venais de m’installer parmi les amis du grand écrivain, d’emblée et tranquillement, comme quelqu’un qui, au lieu de faire la queue avec tout le monde pour avoir une mauvaise place, gagne les meilleures, ayant passé par un couloir fermé aux autres. Si Swann me l’avait ainsi ouvert, c’est sans doute parce que, comme un roi se trouve naturellement inviter les amis de ses enfants dans la loge royale, sur le yacht royal, de même les parents de Gilberte recevaient les amis de leur fille au milieu des choses précieuses qu’ils possédaient et des intimités plus précieuses encore qui y étaient encadrées. Mais à cette époque je pensais, et peut-être avec raison, que cette amabilité de Swann était indirectement à l’adresse de mes parents. J’avais cru entendre autrefois à Combray qu’il leur avait offert, voyant mon admiration pour Bergotte, de m’emmener dîner chez lui, et que mes parents avaient refusé, disant que j’étais trop jeune et trop nerveux pour «sortir». Sans doute, mes parents représentaient-ils pour certaines personnes, justement celles qui me semblaient le plus merveilleuses, quelque chose de tout autre que pour moi, de sorte que, comme au temps où la dame en rose avait adressé à mon père des éloges dont il s’était montré si peu digne, j’aurais souhaité que mes parents comprissent quel inestimable présent je venais de recevoir et témoignassent leur reconnaissance à ce Swann généreux et courtois qui me l’avait, ou le leur avait offert, sans avoir plus l’air de s’apercevoir de sa valeur que ne fait dans la fresque de Luini le charmant roi mage, au nez busqué, aux cheveux blonds, et avec lequel on lui avait trouvé autrefois – paraît-il – une grande ressemblance.

      Malheureusement, cette faveur que m’avait faite Swann et que, en rentrant, avant même d’ôter mon pardessus, j’annonçai à mes parents, avec l’espoir qu’elle éveillerait dans leur coeur un sentiment aussi ému que le mien et les déterminerait envers les Swann à quelque «politesse» énorme et décisive, cette faveur ne parut pas très appréciée par eux. «Swann t’a présenté à Bergotte? Excellente connaissance, charmante relation! s’écria ironiquement mon père. Il ne manquait plus que cela!» Hélas, quand j’eus ajouté qu’il ne goûtait pas du tout M. de Norpois:

      – Naturellement! reprit-il. Cela prouve bien que c’est un esprit faux et malveillant. Mon pauvre fils, tu n’avais pas déjà beaucoup de sens commun, je suis désolé de te voir tomber dans un milieu qui va achever de te détraquer.

      Déjà ma simple fréquentation chez les Swann avait été loin d’enchanter mes parents. La présentation à Bergotte leur apparut comme une conséquence néfaste, mais naturelle, d’une première faute, de la faiblesse qu’ils avaient eue et que mon grand-père eût appelée un «manque de circonspection». Je sentis que je n’avais plus pour compléter leur mauvaise humeur qu’à dire que cet homme pervers et qui n’appréciait pas M. de Norpois m’avait trouvé extrêmement intelligent. Quand mon père, en effet, trouvait qu’une personne, un de mes camarades par exemple, était dans une mauvaise voie – comme moi en ce moment – si celui-là avait alors l’approbation de quelqu’un que mon père n’estimait pas, il voyait dans ce suffrage la confirmation de son fâcheux diagnostic. Le mal ne lui en apparaissait que plus grand. Je l’entendais déjà qui allait s’écrier: «Nécessairement, c’est tout un ensemble!», mot qui m’épouvantait par l’imprécision et l’immensité des réformes dont il semblait annoncer l’imminente introduction dans ma si douce vie. Mais comme, n’eussé-je pas raconté ce que Bergotte avait dit de moi, rien ne pouvait plus quand même effacer l’impression qu’avaient éprouvée mes parents, qu’elle fût encore un peu plus mauvaise n’avait pas grande importance. D’ailleurs ils me semblaient si