Marcel Proust

Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel


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peu de vent soufflait, faisait frémir le porche mobile que parcouraient des remous propagés et tremblants comme une clarté; les feuilles déferlaient les unes contre les autres; et frissonnante, la façade végétale entraînait avec elle les piliers onduleux, caressés et fuyants.

      Comme je quittais l’église, je vis devant le vieux pont des filles du village qui, sans doute parce que c’était un dimanche, se tenaient attifées, interpellant les garçons qui passaient. Moins bien vêtue que les autres, mais semblant les dominer par quelque ascendant – car elle répondait à peine à ce qu’elles lui disaient – l’air plus grave et plus volontaire, il y en avait une grande qui assise à demi sur le rebord du pont, laissant pendre ses jambes, avait devant elle un petit pot plein de poissons qu’elle venait probablement de pêcher. Elle avait un teint bruni, des yeux doux, mais un regard dédaigneux de ce qui l’entourait, un petit nez d’une forme fine et charmante. Mes regards se posaient sur sa peau et mes lèvres à la rigueur pouvaient croire qu’elles avaient suivi mes regards. Mais ce n’est pas seulement son corps que j’aurais voulu atteindre, c’était aussi la personne qui vivait en lui et avec laquelle il n’est qu’une sorte d’attouchement, qui est d’attirer son attention, qu’une sorte de pénétration, y éveiller une idée.

      Et cet être intérieur de la belle pêcheuse, semblait m’être clos encore, je doutais si j’y étais entré, même après que j’eus aperçu ma propre image se refléter furtivement dans le miroir de son regard, suivant un indice de réfraction qui m’était aussi inconnu que si je me fusse placé dans le champ visuel d’une biche. Mais de même qu’il ne m’eût pas suffi que mes lèvres prissent du plaisir sur les siennes mais leur en donnassent, de même j’aurais voulu que l’idée de moi qui entrerait en cet être, qui s’y accrocherait, n’amenât pas à moi seulement son attention, mais son admiration, son désir, et le forçât à garder mon souvenir jusqu’au jour où je pourrais le retrouver. Cependant, j’apercevais à quelques pas la place où devait m’attendre la voiture de Mme de Villeparisis. Je n’avais qu’un instant; et déjà je sentais que les filles commençaient à rire de me voir ainsi arrêté. J’avais cinq francs dans ma poche. Je les en sortis, et avant d’expliquer à la belle fille la commission dont je la chargeais, pour avoir plus de chance qu’elle m’écoutât, je tins un instant la pièce devant ses yeux:

      – Puisque vous avez l’air d’être du pays, dis-je à la pêcheuse, est-ce que vous auriez la bonté de faire une petite course pour moi? Il faudrait aller devant un pâtissier qui est paraît-il sur une place, mais je ne sais pas où c’est, et où une voiture m’attend. Attendez!… pour ne pas confondre vous demanderez si c’est la voiture de la marquise de Villeparisis. Du reste vous verrez bien, elle a deux chevaux.

      C’était cela que je voulais qu’elle sût pour prendre une grande idée de moi. Mais quand j’eus prononcé les mots «marquise» et «deux chevaux», soudain j’éprouvai un grand apaisement. Je sentis que la pêcheuse se souviendrait de moi et se dissiper, avec mon effroi de ne pouvoir la retrouver, une partie de mon désir de la retrouver. Il me semblait que je venais de toucher sa personne avec des lèvres invisibles et que je lui avais plu. Et cette prise de force de son esprit, cette possession immatérielle, lui avait ôté de son mystère autant que fait la possession physique.

      Nous descendîmes sur Hudimesnil; tout d’un coup je fus rempli de ce bonheur profond que je n’avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue à celui que m’avaient donné, entre autres, les clochers de Martinville. Mais cette fois il resta incomplet. Je venais d’apercevoir, en retrait de la route en dos d’âne que nous suivions, trois arbres qui devaient servir d’entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés mais je sentais qu’il m’avait été familier autrefois; de sorte que mon esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute cette promenade n’était pas une fiction, Balbec un endroit où je n’étais jamais allé que par l’imagination, Mme de Villeparisis un personnage de roman et les trois vieux arbres la réalité qu’on retrouve en levant les yeux de dessus le livre qu’on était en train de lire et qui vous décrivait un milieu dans lequel on avait fini par se croire effectivement transporté.

      Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu’ils recouvraient quelque chose sur quoi il n’avait pas prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts allongés au bout de notre bras tendu, effleurent seulement par instant l’enveloppe sans arriver à rien saisir. Alors on se repose un moment pour jeter le bras en avant d’un élan plus fort et tâcher d’atteindre plus loin. Mais pour que mon esprit pût ainsi se rassembler, prendre son élan, il m’eût fallu être seul. Que j’aurais voulu pouvoir m’écarter comme je faisais dans les promenades du côté de Guermantes quand je m’isolais de mes parents. Il me semblait même que j’aurais dû le faire. Je reconnaissais ce genre de plaisir qui requiert, il est vrai, un certain travail de la pensée sur elle-même, mais à côté duquel les agréments de la nonchalance qui vous fait renoncer à lui, semblent bien médiocres. Ce plaisir, dont l’objet n’était que pressenti, que j’avais à créer moi-même, je ne l’éprouvais que de rares fois, mais à chacune d’elles il me semblait que les choses qui s’étaient passées dans l’intervalle n’avaient guère d’importance et qu’en m’attachant à la seule réalité je pourrais commencer enfin une vraie vie. Je mis un instant ma main devant mes yeux pour pouvoir les fermer sans que Mme de Villeparisis s’en aperçût. Je restai sans penser à rien, puis de ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même. Je sentis de nouveau derrière eux le même objet connu mais vague et que je ne pus ramener à moi. Cependant tous trois au fur et à mesure que la voiture avançait, je les voyais s’approcher. Où les avais-je déjà regardés? Il n’y avait aucun lieu autour de Combray où une allée s’ouvrit ainsi. Le site qu’ils me rappelaient il n’y avait pas de place pour lui davantage dans la campagne allemande où j’étais allé une année avec ma grand’mère prendre les eaux. Fallait-il croire qu’ils venaient d’années déjà si lointaines de ma vie que le paysage qui les entourait avait été entièrement aboli dans ma mémoire et que, comme ces pages qu’on est tout d’un coup ému de retrouver dans un ouvrage qu’on s’imaginait n’avoir jamais lu, ils surnageaient seuls du livre oublié de ma première enfance. N’appartenaient-ils au contraire qu’à ces paysages du rêve, toujours les mêmes, du moins pour moi chez qui leur aspect étrange n’était que l’objectivation dans mon sommeil de l’effort que je faisais pendant la veille, soit pour atteindre le mystère dans un lieu derrière l’apparence duquel je le pressentais, comme cela m’était arrivé si souvent du côté de Guermantes, soit pour essayer de le réintroduire dans un lieu que j’avais désiré connaître et qui du jour où je l’avais connu n’avait paru tout superficiel, comme Balbec? N’étaient-ils qu’une image toute nouvelle détachée d’un rêve de la nuit précédente mais déjà si effacée qu’elle me semblait venir de beaucoup plus loin? Ou bien ne les avais-je jamais vus et cachaient-ils derrière eux comme tels arbres, telle touffe d’herbes que j’avais vus du côté de Guermantes, un sens aussi obscur, aussi difficile à saisir qu’un passé lointain, de sorte que, sollicité par eux d’approfondir une pensée, je croyais avoir à reconnaître un souvenir. Ou encore ne cachaient-ils même pas de pensées et était-ce une fatigue de ma vision qui me les faisait voir doubles dans le temps comme on voit quelquefois double dans l’espace? Je ne savais. Cependant ils venaient vers moi; peut-être apparition mythique, ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles. Je crus plutôt que c’étaient des fantômes du passé, de chers compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée, je reconnaissais le regret impuissant d’un être aimé qui a perdu l’usage de la parole, sent qu’il ne pourra nous dire ce qu’il veut et que nous ne savons pas deviner. Bientôt à un croisement de routes, la voiture les abandonna. Elle m’entraînait loin de ce