Marcel Proust

Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel


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de son passé qu’enchante dans le lointain la lumière du soir; il songe à sa mort prochaine, à la vie de ses enfants après sa mort; et ainsi l’âme de la famille entière monte religieusement vers le couchant, pendant que le grand tilleul, le marronnier ou le sapin répand sur elle la bénédiction de son odeur exquise ou de son ombre vénérable.

      Mais pour une famille vraiment vivante, où chacun pense, aime et agit, pour une famille qui a une âme, qu’il est plus doux encore que cette âme puisse, le soir, s’incarner dans une voix, dans la voix claire et intarissable d’une jeune fille ou d’un jeune homme qui a reçu le don de la musique et du chant. L’étranger passant devant la porte du jardin où la famille se tait, craindrait en approchant de rompre en tous comme un rêve religieux; mais si l’étranger, sans entendre le chant, apercevait l’assemblée des parents et des amis qui l’écoutent, combien plus encore elle lui semblerait assister à une invisible messe, c’est-à-dire, malgré la diversité des attitudes, combien la ressemblance des expressions manifesterait l’unité véritable des âmes, momentanément réalisée par la sympathie pour un même drame idéal, par la communion à un même rêve. Par moments, comme le vent courbe les herbes et agite longuement les branches, un souffle incline les têtes ou les redresse brusquement. Tous alors, comme si un messager qu’on ne peut voir faisait un récit palpitant, semblent attendre avec anxiété, écouter avec transport ou avec terreur une même nouvelle qui pourtant éveille en chacun des échos divers. L’angoisse de la musique est à son comble, ses élans sont brisés par des chutes profondes, suivis d’élans plus désespérés. Son infini lumineux, ses mystérieuses ténèbres, pour le vieillard ce sont les vastes spectacles de la vie et de la mort, pour l’enfant les promesses pressantes de la mer et de la terre, pour l’amoureux, c’est l’infini mystérieux, ce sont les lumineuses ténèbres de l’amour.

      Le penseur voit sa vie morale se dérouler tout entière; les chutes de la mélodie défaillante sont ses défaillances et ses chutes, et tout son coeur se relève et s’élance quand la mélodie reprend son vol. Le murmure puissant des harmonies fait tressaillir les profondeurs obscures et riches de son souvenir. L’homme d’action halète dans la mêlée des accords, au galop des vivaces; il triomphe majestueusement dans les adagios. La femme infidèle elle-même sent sa faute pardonnée, infinisée, sa faute qui avait aussi sa céleste origine dans l’insatisfaction d’un coeur que les joies habituelles n’avaient pas apaisé, qui s’était égaré, mais en cherchant le mystère, et dont maintenant cette musique, pleine comme la voix des cloches, comble les plus vastes aspirations. Le musicien qui prétend pourtant ne goûter dans la musique qu’un plaisir technique y éprouve aussi ces émotions significatives, mais enveloppées dans son sentiment de la beauté musicale qui les dérobe à ses propres yeux. Et moi-même enfin, écoutant dans la musique la plus vaste et la plus universelle beauté de là vie et de la mort, de la mer et du ciel, j’y ressens aussi ce que ton charme a de plus particulier et d’unique, ô chère bien-aimée.

      V

      Les paradoxes d’aujourd’hui sont les préjugés de demain, puisque les plus épais et les plus déplaisants préjugés d’aujourd’hui eurent un instant de nouveauté où la mode leur prêta sa grâce fragile. Beaucoup de femmes d’aujourd’hui veulent se délivrer de tous les préjugés et entendent par préjugés les principes. C’est là leur préjugé qui est lourd, bien qu’elles s’en parent comme d’une fleur délicate et un peu étrange.

      Elles croient que rien n’a d’arrière-plan et mettent toutes choses sur le même plan. Elles goûtent un livre ou la vie elle-même comme une belle journée ou comme une orange. Elles disent l’«art» d’une couturière et la «philosophie» de la «vie parisienne». Elles rougiraient de rien classer, de rien juger, de dire: ceci est bien, ceci est mal. Autrefois, quand une femme agissait bien, c’était comme par une revanche de sa morale, c’est-à-dire de sa pensée, sur sa nature instinctive. Aujourd’hui quand une femme agit bien, c’est par une revanche de sa nature instinctive sur sa morale, c’est-à-dire sur son immoralité théorique (voyez le théâtre de MM. Halévy et Meilhac). En un relâchement extrême de tous les liens moraux et sociaux, les femmes flottent de cette immoralité théorique à cette bonté instinctive. Elles ne cherchent que la volupté et la trouvent seulement quand elles ne la cherchent pas, quand elles pâtissent volontairement. Ce scepticisme et ce dilettantisme choqueraient dans les livres comme une parure démodée. Mais les femmes, loin d’être les oracles des modes de l’esprit, en sont plutôt les perroquets attardés. Aujourd’hui encore, le dilettantisme leur plaît et leur sied. S’il fausse leur jugement et énerve leur conduite, on ne peut nier qu’il leur prête une grâce déjà flétrie mais encore aimable.

      Elles nous font sentir, jusqu’aux délices, ce que l’existence peut avoir, dans des civilisations très raffinées, de facile et de doux. Leur perpétuel embarquement pour une Cythère spirituelle où la fête serait moins pour leurs sens émoussés que pour l’imagination, le coeur, l’esprit, les yeux, les narines, les oreilles, met quelques voluptés dans leurs attitudes. Les plus justes portraitistes de ce temps ne les montreront, je suppose, avec rien de bien tendu ni de bien raide. Leur vie répand le parfum doux des chevelures dénouées.

      VI

      L’ambition enivre plus que la gloire; le désir fleurit, la possession flétrit toutes choses; il vaut mieux rêver sa vie que la vivre, encore que la vivre ce soit encore la rêver, mais moins mystérieusement et moins clairement à la fois, d’un rêve obscur et lourd, semblable au rêve épars dans la faible conscience des bêtes qui ruminent. Les pièces de Shakespeare sont plus belles, vues dans la chambre de travail que représentées au théâtre. Les poètes qui ont créé les impérissables amoureuses n’ont souvent connu que de médiocres servantes d’auberges, tandis que les voluptueux les plus enviés ne savent point concevoir la vie qu’ils mènent, ou plutôt qui les mène. J’ai connu un petit garçon de dix ans, de santé chétive et d’imagination précoce, qui avait voué à une enfant plus âgée que lui un amour purement cérébral. Il restait pendant des heures à sa fenêtre pour la voir passer, pleurait s’il ne la voyait pas, pleurait plus encore s’il l’avait vue. Il passait de très rares, de très brefs instants auprès d’elle. Il cessa de dormir, de manger. Un jour, il se jeta de sa fenêtre. On crut d’abord que le désespoir de n’approcher jamais son amie l’avait décidé à mourir. On apprit qu’au contraire il venait de causer très longuement avec elle: elle avait été extrêmement gentille pour lui. Alors on supposa qu’il avait renoncé aux jours insipides qui lui restaient à vivre, après cette ivresse qu’il n’aurait peut-être plus l’occasion de renouveler.

      De fréquentes confidences, faites autrefois à un de ses amis, firent induire enfin qu’il éprouvait une déception chaque fois qu’il voyait la souveraine de ses rêves; mais dès qu’elle était partie, son imagination féconde rendait tout son pouvoir à la petite fille absente, et il recommençait à désirer la voir. Chaque fois, il essayait de trouver dans l’imperfection des circonstances la raison accidentelle de sa déception. Après cette entrevue suprême où il avait, à sa fantaisie déjà habile, conduit son amie jusqu’à la haute perfection dont sa nature était susceptible, comparant avec désespoir cette perfection imparfaite à l’absolue perfection dont il vivait, dont il mourait, il se jeta par la fenêtre. Depuis, devenu idiot, il vécut fort longtemps, ayant gardé de sa chute l’oubli de son âme, de sa pensée, de la parole de son amie qu’il rencontrait sans la voir. Elle, malgré les supplications, les menaces, l’épousa et mourut plusieurs années après sans être parvenue à se faire reconnaître. La vie est comme la petite amie. Nous la songeons, et nous l’aimons de la songer. Il ne faut pas essayer de la vivre: on se jette, comme le petit garçon, dans la stupidité, pas tout d’un coup, car tout, dans la vie, se dégrade par nuances insensibles. Au bout de dix ans, on ne reconnaît plus ses songes, on les renie, on vit, comme un boeuf, pour l’herbe à paître dans le moment. Et de nos noces avec la mort qui sait si pourra naître notre consciente immortalité?

      VII

      «Mon capitaine, dit son ordonnance, quelques jours après que fut installée la petite maison où il devait vivre, maintenant qu’il était en retraite,