Marcel Proust

Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel


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de boire du cognac!» déjà homme par la lâcheté, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices: je ne voulais pas les voir; je montais sangloter tout en haut de la maison à côté de la salle d’études, sous les toits, dans une petite pièce sentant l’iris, et que parfumait aussi un cassis sauvage poussé au dehors entre les pierres de la muraille et qui passait une branche de fleurs par la fenêtre entr’ouverte. Destinée à un usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce, d’où l’on voyait pendant le jour jusqu’au donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi, sans doute parce qu’elle était la seule qu’il me fût permis de fermer à clef, à toutes celles de mes occupations qui réclamaient une inviolable solitude: la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté. Hélas! je ne savais pas que, bien plus tristement que les petits écarts de régime de son mari, mon manque de volonté, ma santé délicate, l’incertitude qu’ils projetaient sur mon avenir, préoccupaient ma grand’mère au cours de ces déambulations incessantes, de l’après-midi et du soir, où on voyait passer et repasser, obliquement levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnées, devenues au retour de l’âge presque mauves comme les labours à l’automne, barrées, si elle sortait, par une voilette à demi relevée, et sur lesquelles, amené là par le froid ou quelque triste pensée, était toujours en train de sécher un pleur involontaire.

      Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment où je l’entendais monter, puis où passait dans le couloir à double porte le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de paille tressée, était pour moi un moment douloureux. Il annonçait celui qui allait le suivre, où elle m’aurait quitté, où elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir que j’aimais tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vînt le plus tard possible, à ce que se prolongeât le temps de répit où maman n’était pas encore venue. Quelquefois quand, après m’avoir embrassé, elle ouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire «embrasse-moi une fois encore», mais je savais qu’aussitôt elle aurait son visage fâché, car la concession qu’elle faisait à ma tristesse et à mon agitation en montant m’embrasser, en m’apportant ce baiser de paix, agaçait mon père qui trouvait ces rites absurdes, et elle eût voulu tâcher de m’en faire perdre le besoin, l’habitude, bien loin de me laisser prendre celle de lui demander, quand elle était déjà sur le pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait tout le calme qu’elle m’avait apporté un instant avant, quand elle avait penché vers mon lit sa figure aimante, et me l’avait tendue comme une hostie pour une communion de paix où mes lèvres puiseraient sa présence réelle et le pouvoir de m’endormir. Mais ces soirs-là, où maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre, étaient doux encore en comparaison de ceux où il y avait du monde à dîner et où, à cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde se bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de passage, était à peu près la seule personne qui vînt chez nous à Combray, quelquefois pour dîner en voisin (plus rarement depuis qu’il avait fait ce mauvais mariage, parce que mes parents ne voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois après le dîner, à l’improviste. Les soirs où, assis devant la maison sous le grand marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui étourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne de la maison qui le déclenchait en entrant «sans sonner», mais le double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers, tout le monde aussitôt se demandait: «Une visite, qui cela peut-il être?» mais on savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann; ma grand’tante parlant à haute voix, pour prêcher d’exemple, sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi; que rien n’est plus désobligeant pour une personne qui arrive et à qui cela fait croire qu’on est en train de dire des choses qu’elle ne doit pas entendre; et on envoyait en éclaireur ma grand’mère, toujours heureuse d’avoir un prétexte pour faire un tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a trop aplatis.

      Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand’mère allait nous apporter de l’ennemi, comme si on eût pu hésiter entre un grand nombre possible d’assaillants, et bientôt après mon grand-père disait: «Je reconnais la voix de Swann.» On ne le reconnaissait en effet qu’à la voix, on distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la Bressant, parce que nous gardions le moins de lumière possible au jardin pour ne pas attirer les moustiques et j’allais, sans en avoir l’air, dire qu’on apportât les sirops; ma grand’mère attachait beaucoup d’importance, trouvant cela plus aimable, à ce qu’ils n’eussent pas l’air de figurer d’une façon exceptionnelle, et pour les visites seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, était très lié avec mon grand-père, qui avait été un des meilleurs amis de son père, homme excellent mais singulier, chez qui, paraît-il, un rien suffisait parfois pour interrompre les élans du coeur, changer le cours de la pensée. J’entendais plusieurs fois par an mon grand-père raconter à table des anecdotes toujours les mêmes sur l’attitude qu’avait eue M. Swann le père, à la mort de sa femme qu’il avait veillée jour et nuit. Mon grand-père qui ne l’avait pas vu depuis longtemps était accouru auprès de lui dans la propriété que les Swann possédaient aux environs de Combray, et avait réussi, pour qu’il n’assistât pas à la mise en bière, à lui faire quitter un moment, tout en pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc où il y avait un peu de soleil. Tout d’un coup, M. Swann prenant mon grand-père par le bras, s’était écrié: «Ah! mon vieil ami, quel bonheur de se promener ensemble par ce beau temps! Vous ne trouvez pas ça joli tous ces arbres, ces aubépines et mon étang dont vous ne m’avez jamais félicité? Vous avez l’air comme un bonnet de nuit. Sentez-vous ce petit vent? Ah! on a beau dire, la vie a du bon tout de même, mon cher Amédée!» Brusquement le souvenir de sa femme morte lui revint, et trouvant sans doute trop compliqué de chercher comment il avait pu à un pareil moment se laisser aller à un mouvement de joie, il se contenta, par un geste qui lui était familier chaque fois qu’une question ardue se présentait à son esprit, de passer la main sur son front, d’essuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il ne put pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant les deux années qu’il lui survécut, il disait à mon grand-père: «C’est drôle, je pense très souvent à ma pauvre femme, mais je ne peux y penser beaucoup à la fois.» «Souvent mais peu à la fois, comme le pauvre père Swann», était devenu une des phrases favorites de mon grand-père qui la prononçait à propos des choses les plus différentes. Il m’aurait paru que ce père de Swann était un monstre, si mon grand-père que je considérais comme meilleur juge et dont la sentence, faisant jurisprudence pour moi, m’a souvent servi dans la suite à absoudre des fautes que j’aurais été enclin à condamner, ne s’était récrié: «Mais comment? c’était un coeur d’or!»

      Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant son mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma grand’tante et mes grands-parents ne soupçonnèrent pas qu’il ne vivait plus du tout dans la société qu’avait fréquentée sa famille et que sous l’espèce d’incognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils hébergeaient – avec la parfaite innocence d’honnêtes hôteliers qui ont chez eux, sans le savoir, un célèbre brigand – un des membres les plus élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choyés de la haute société du faubourg Saint-Germain.

      L’ignorance où nous étions de cette brillante vie mondaine que menait Swann tenait évidemment en partie à la réserve et à la discrétion de son caractère, mais aussi à ce que les bourgeois d’alors se faisaient de la société une idée un peu hindoue, et la considéraient comme