Marcel Proust

Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel


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cette année.

      – Françoise, vous n’avez pas entendu ce carillon qui m’a cassé la tête?

      – Non, madame Octave.

      – Ah! ma pauvre fille, il faut que vous l’ayez solide votre tête, vous pouvez remercier le Bon Dieu. C’était la Maguelone qui était venue chercher le docteur Piperaud. Il est ressorti tout de suite avec elle et ils ont tourné par la rue de l’Oiseau. Il faut qu’il y ait quelque enfant de malade.

      – Eh! là, mon Dieu, soupirait Françoise, qui ne pouvait pas entendre parler d’un malheur arrivé à un inconnu, même dans une partie du monde éloignée, sans commencer à gémir.

      – Françoise, mais pour qui donc a-t-on sonné la cloche des morts? Ah! mon Dieu, ce sera pour Mme Rousseau. Voilà-t-il pas que j’avais oublié qu’elle a passé l’autre nuit. Ah! il est temps que le Bon Dieu me rappelle, je ne sais plus ce que j’ai fait de ma tête depuis la mort de mon pauvre Octave. Mais je vous fais perdre votre temps, ma fille.

      – Mais non, madame Octave, mon temps n’est pas si cher; celui qui l’a fait ne nous l’a pas vendu. Je vas seulement voir si mon feu ne s’éteint pas.

      Ainsi Françoise et ma tante appréciaient-elles ensemble au cours de cette séance matinale, les premiers événements du jour. Mais quelquefois ces événements revêtaient un caractère si mystérieux et si grave que ma tante sentait qu’elle ne pourrait pas attendre le moment où Françoise monterait, et quatre coups de sonnette formidables retentissaient dans la maison.

      – Mais, madame Octave, ce n’est pas encore l’heure de la pepsine, disait Françoise. Est-ce que vous vous êtes senti une faiblesse?

      – Mais non, Françoise, disait ma tante, c’est-à-dire, si, vous savez bien que maintenant les moments où je n’ai pas de faiblesse sont bien rares; un jour je passerai comme Mme Rousseau sans avoir eu le temps de me reconnaître; mais ce n’est pas pour cela que je sonne. Croyez-vous pas que je viens de voir comme je vous vois Mme Goupil avec une fillette que je ne connais point? Allez donc chercher deux sous de sel chez Camus. C’est bien rare si Théodore ne peut pas vous dire qui c’est.

      – Mais ça sera la fille de M. Pupin, disait Françoise qui préférait s’en tenir à une explication immédiate, ayant été déjà deux fois depuis le matin chez Camus.

      – La fille à M. Pupin! Oh! je vous crois bien, ma pauvre Françoise! Avec cela que je ne l’aurais pas reconnue?

      – Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je veux dire la gamine, celle qui est en pension à Jouy. Il me ressemble de l’avoir déjà vue ce matin.

      – Ah! à moins de ça, disait ma tante. Il faudrait qu’elle soit venue pour les fêtes. C’est cela! Il n’y a pas besoin de chercher, elle sera venue pour les fêtes. Mais alors nous pourrions bien voir tout à l’heure Mme Sazerat venir sonner chez sa soeur pour le déjeuner. Ce sera ça! J’ai vu le petit de chez Galopin qui passait avec une tarte! Vous verrez que la tarte allait chez Mme Goupil.

      – Dès l’instant que Mme Goupil a de la visite, madame Octave, vous n’allez pas tarder à voir tout son monde rentrer pour le déjeuner, car il commence à ne plus être de bonne heure, disait Françoise qui, pressé de redescendre s’occuper du déjeuner, n’était pas fâchée de laisser à ma tante cette distraction en perspective.

      – Oh! pas avant midi, répondait ma tante d’un ton résigné, tout en jetant sur la pendule un coup d’oeil inquiet, mais furtif pour ne pas laisser voir qu’elle, qui avait renoncé à tout, trouvait pourtant, à apprendre que Mme Goupil avait à déjeuner, un plaisir aussi vif, et qui se ferait malheureusement attendre encore un peu plus d’une heure. Et encore cela tombera pendant mon déjeuner! ajoutait-elle à mi-voix pour elle-même. Son déjeuner lui était une distraction suffisante pour qu’elle n’en souhaitât pas une autre en même temps. «Vous n’oublierez pas au moins de me donner mes oeufs à la crème dans une assiette plate?» C’étaient les seules qui fussent ornées de sujets, et ma tante s’amusait à chaque repas à lire la légende de celle qu’on lui servait ce jour-là. Elle mettait ses lunettes, déchiffrait: Alibaba et quarante voleurs, Aladin ou la Lampe merveilleuse, et disait en souriant: Très bien, très bien.

      – Je serais bien allée chez Camus… disait Françoise en voyant que ma tante ne l’y enverrait plus.

      – Mais non, ce n’est plus la peine, c’est sûrement Mlle Pupin. Ma pauvre Françoise, je regrette de vous avoir fait monter pour rien.

      Mais ma tante savait bien que ce n’était pas pour rien qu’elle avait sonné Françoise, car, à Combray, une personne «qu’on ne connaissait point» était un être aussi peu croyable qu’un dieu de la mythologie, et de fait on ne se souvenait pas que, chaque fois que s’était produite, dans la rue de Saint-Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupéfiantes, des recherches bien conduites n’eussent pas fini par réduire le personnage fabuleux aux proportions d’une «personne qu’on connaissait», soit personnellement, soit abstraitement, dans son état civil, en tant qu’ayant tel degré de parenté avec des gens de Combray. C’était le fils de Mme Sauton qui rentrait du service, la nièce de l’abbé Perdreau qui sortait du couvent, le frère du curé, percepteur à Châteaudun qui venait de prendre sa retraite ou qui était venu passer les fêtes. On avait eu en les apercevant l’émotion de croire qu’il y avait à Combray des gens qu’on ne connaissait point simplement parce qu’on ne les avait pas reconnus ou identifiés tout de suite. Et pourtant, longtemps à l’avance, Mme Sauton et le curé avaient prévenu qu’ils attendaient leurs «voyageurs». Quand le soir je montais, en rentrant, raconter notre promenade à ma tante, si j’avais l’imprudence de lui dire que nous avions rencontré près du Pont-Vieux, un homme que mon grand-père ne connaissait pas: «Un homme que grand-père ne connaissait point, s’écriait elle. Ah! je te crois bien!» Néanmoins un peu émue de cette nouvelle, elle voulait en avoir le coeur net, mon grand-père était mandé. «Qui donc est-ce que vous avez rencontré près du Pont-Vieux, mon oncle? Un homme que vous ne connaissiez point?» – «Mais si, répondait mon grand-père, c’était Prosper, le frère du jardinier de Mme Bouilleboeuf.» – «Ah! bien», disait ma tante, tranquillisée et un peu rouge; haussant les épaules avec un sourire ironique, elle ajoutait: «Aussi il me disait que vous aviez rencontré un homme que vous ne connaissiez point!» Et on me recommandait d’être plus circonspect une autre fois et de ne plus agiter ainsi ma tante par des paroles irréfléchies. On connaissait tellement bien tout le monde, à Combray, bêtes et gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien «qu’elle ne connaissait point», elle ne cessait d’y penser et de consacrer à ce fait incompréhensible ses talents d’induction et ses heures de liberté.

      – Ce sera le chien de Mme Sazerat, disait Françoise, sans grande conviction, mais dans un but d’apaisement et pour que ma tante ne se «fende pas la tête».

      – Comme si je ne connaissais pas le chien de Mme Sazerat! répondait ma tante dont l’esprit critique n’admettait pas si facilement un fait.

      – Ah! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rapporté de Lisieux.

      – Ah! à moins de ça.

      – Il paraît que c’est une bête bien affable, ajoutait Françoise qui tenait le renseignement de Théodore, spirituelle comme une personne, toujours de bonne humeur, toujours aimable, toujours quelque chose de gracieux. C’est rare qu’une bête qui n’a que cet âge-là soit déjà si galante. Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je n’ai pas le temps de m’amuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau n’est seulement pas éclairé, et j’ai encore à plumer mes asperges.

      – Comment, Françoise, encore des asperges! mais c’est une vraie maladie d’asperges que vous avez cette année, vous allez en fatiguer nos Parisiens!

      – Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. Ils rentreront de l’église avec de l’appétit et vous verrez qu’ils ne les mangeront pas avec le dos de la cuiller.

      – Mais à l’église, ils doivent y