de sacrifier tant d’intérêts intellectuels et sociaux à ce plaisir imaginaire. Mais la petite phrase, dès qu’il l’entendait, savait rendre libre en lui l’espace qui pour elle était nécessaire, les proportions de l’âme de Swann s’en trouvaient changées; une marge y était réservée à une jouissance qui elle non plus ne correspondait à aucun objet extérieur et qui pourtant, au lieu d’être purement individuelle comme celle de l’amour, s’imposait à Swann comme une réalité supérieure aux choses concrètes. Cette soif d’un charme inconnu, la petite phrase l’éveillait en lui, mais ne lui apportait rien de précis pour l’assouvir. De sorte que ces parties de l’âme de Swann où la petite phrase avait effacé le souci des intérêts matériels, les considérations humaines et valables pour tous, elle les avait laissées vacantes et en blanc, et il était libre d’y inscrire le nom d’Odette. Puis à ce que l’affection d’Odette pouvait avoir d’un peu court et décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence mystérieuse. À voir le visage de Swann pendant qu’il écoutait la phrase, on aurait dit qu’il était en train d’absorber un anesthésique qui donnait plus d’amplitude à sa respiration. Et le plaisir que lui donnait la musique et qui allait bientôt créer chez lui un véritable besoin, ressemblait en effet, à ces moments-là, au plaisir qu’il aurait eu à expérimenter des parfums, à entrer en contact avec un monde pour lequel nous ne sommes pas faits, qui nous semble sans forme parce que nos yeux ne le perçoivent pas, sans signification parce qu’il échappe à notre intelligence, que nous n’atteignons que par un seul sens. Grand repos, mystérieuse rénovation pour Swann – pour lui dont les yeux, quoique délicats amateurs de peinture, dont l’esprit, quoique fin observateur de moeurs portaient à jamais la trace indélébile de la sécheresse de sa vie – de se sentir transformé en une créature étrangère à l’humanité, aveugle, dépourvue de facultés logiques, presque une fantastique licorne, une créature chimérique ne percevant le monde que par l’ouïe. Et comme dans la petite phrase il cherchait cependant un sens où son intelligence ne pouvait descendre, quelle étrange ivresse il avait à dépouiller son âme la plus intérieure de tous les secours du raisonnement et à la faire passer seule dans le couloir, dans le filtre obscur du son. Il commençait à se rendre compte de tout ce qu’il y avait de douloureux, peut-être même de secrètement inapaisé au fond de la douceur de cette phrase, mais il ne pouvait pas en souffrir. Qu’importait qu’elle lui dît que l’amour est fragile, le sien était si fort! Il jouait avec la tristesse qu’elle répandait, il la sentait passer sur lui, mais comme une caresse qui rendait plus profond et plus doux le sentiment qu’il avait de son bonheur. Il la faisait rejouer dix fois, vingt fois à Odette, exigeant qu’en même temps elle ne cessât pas de l’embrasser. Chaque baiser appelle un autre baiser. Ah! dans ces premiers temps où l’on aime, les baisers naissent si naturellement! Ils foisonnent si pressés les uns contre les autres; et l’on aurait autant de peine à compter les baisers qu’on s’est donnés pendant une heure que les fleurs d’un champ au mois de mai. Alors elle faisait mine de s’arrêter, disant: «Comment veux-tu que je joue comme cela si tu me tiens? je ne peux tout faire à la fois; sache au moins ce que tu veux; est-ce que je dois jouer la phrase ou faire des petites caresses?»; lui se fâchait et elle éclatait d’un rire qui se changeait et retombait sur lui, en une pluie de baisers. Ou bien elle le regardait d’un air maussade, il revoyait un visage digne de figurer dans la Vie de Moïse de Botticelli, il l’y situait; il donnait au cou d’Odette l’inclinaison nécessaire; et quand il l’avait bien peinte à la détrempe, au XVe siècle, sur la muraille de la Sixtine, l’idée qu’elle était cependant restée là, près du piano, dans le moment actuel, prête à être embrassée et possédée, l’idée de sa matérialité et de sa vie venait l’enivrer avec une telle force que, l’oeil égaré, les mâchoires tendues comme pour dévorer, il se précipitait sur cette vierge de Botticelli et se mettait à lui pincer les joues. Puis, une fois qu’il l’avait quittée, non sans être rentré pour l’embrasser encore parce qu’il avait oublié d’emporter dans son souvenir quelque particularité de son odeur ou de ses traits, il revenait dans sa victoria, bénissant Odette de lui permettre ces visites quotidiennes, dont il sentait qu’elles ne devaient pas lui causer à elle une bien grande joie, mais qui en le préservant de devenir jaloux – en lui ôtant l’occasion de souffrir de nouveau du mal qui s’était déclaré en lui le soir où il ne l’avait pas trouvée chez les Verdurin – l’aideraient à arriver, sans avoir plus d’autres de ces crises dont la première avait été si douloureuse et resterait la seule, au bout de ces heures singulières de sa vie, heures presque enchantées, à la façon de celles où il traversait Paris au clair de lune. Et, remarquant, pendant ce retour, que l’astre était maintenant déplacé par rapport à lui, et presque au bout de l’horizon, sentant que son amour obéissait, lui aussi, à des lois immuables et naturelles, il se demandait si cette période où il était entré durerait encore longtemps, si bientôt sa pensée ne verrait plus le cher visage qu’occupant une position lointaine et diminuée, et près de cesser de répandre du charme. Car Swann en trouvait aux choses, depuis qu’il était amoureux, comme au temps où, adolescent, il se croyait artiste; mais ce n’était plus le même charme, celui-ci, c’est Odette seule qui le leur conférait. Il sentait renaître en lui les inspirations de sa jeunesse qu’une vie frivole avait dissipées, mais elles portaient toutes le reflet, la marque d’un être particulier; et, dans les longues heures qu’il prenait maintenant un plaisir délicat à passer chez lui, seul avec son âme en convalescence, il redevenait peu à peu lui-même, mais à une autre.
Il n’allait chez elle que le soir, et il ne savait rien de l’emploi de son temps pendant le jour, pas plus que de son passé, au point qu’il lui manquait même ce petit renseignement initial qui, en nous permettant de nous imaginer ce que nous ne savons pas, nous donne envie de le connaître. Aussi ne se demandait-il pas ce qu’elle pouvait faire, ni quelle avait été sa vie. Il souriait seulement quelquefois en pensant qu’il y a quelques années, quand il ne la connaissait pas, on lui avait parlé d’une femme qui, s’il se rappelait bien, devait certainement être elle, comme d’une fille, d’une femme entretenue, une de ces femmes auxquelles il attribuait encore, comme il avait peu vécu dans leur société, le caractère entier, foncièrement pervers, dont les dota longtemps l’imagination de certains romanciers. Il se disait qu’il n’y a souvent qu’à prendre le contrepied des réputations que fait le monde pour juger exactement une personne quand à un tel caractère il opposait celui d’Odette, bonne, naïve, éprise d’idéal, presque si incapable de ne pas dire la vérité, que l’ayant un jour priée, pour pouvoir dîner seul avec elle, d’écrire aux Verdurin qu’elle était souffrante, le lendemain, il l’avait vue, devant Mme Verdurin qui lui demandait si elle allait mieux, rougir, balbutier et refléter malgré elle, sur son visage, le chagrin, le supplice que cela lui était de mentir, et, tandis qu’elle multipliait dans sa réponse les détails inventés sur sa prétendue indisposition de la veille, avoir l’air de faire demander pardon par ses regards suppliants et sa voix désolée de la fausseté de ses paroles.
Certains jours, pourtant, mais rares, elle venait chez lui dans l’après-midi, interrompre sa rêverie ou cette étude sur Ver Meer à laquelle il s’était remis dernièrement. On venait lui dire que Mme de Crécy était dans son petit salon. Il allait l’y retrouver, et quand il ouvrait la porte, au visage rosé d’Odette, dès qu’elle avait aperçu Swann, venait – changeant la forme de sa bouche, le regard de ses yeux, le modelé de ses joues – se mélanger un sourire. Une fois seul, il revoyait ce sourire, celui qu’elle avait eu la veille, un autre dont elle l’avait accueilli telle ou telle fois, celui qui avait été sa réponse, en voiture, quand il lui avait demandé s’il lui était désagréable en redressant les catleyas; et la vie d’Odette pendant le reste du temps, comme il n’en connaissait rien, lui apparaissait avec son fond neutre et sans couleur, semblable à ces feuilles d’études de Watteau, où on voit çà et là, à toutes les places, dans tous les sens, dessinés aux trois crayons sur le papier chamois, d’innombrables sourires. Mais, parfois, dans un coin de cette vie que Swann voyait toute vide, si même son esprit lui disait qu’elle ne l’était pas, parce qu’il ne pouvait pas l’imaginer, quelque ami, qui, se doutant qu’ils s’aimaient, ne se fût pas risqué à lui rien dire d’elle que d’insignifiant, lui décrivait la silhouette