Jack Benton

L'Homme Au Bord De La Mer


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       Chapitre 58

       Chapitre 59

L’homme au bord de la mer

      1

      La berline verte était garée sur le haut de la plage, le moteur tournait, son échappement crachait des bouffées de fumée noire. Une incision assez furieuse trahissait sa rencontre avec une clé, elle commençait dans une courbe hésitante et ivre sous le rétroviseur gauche et s’étendait jusqu’au-dessus de la jante de la roue arrière.

      Depuis son point de vue sur un petit promontoire situé au sud de la crique, Slim Hardy avait baissé ses jumelles pour balayer la plage du regard jusqu’à apercevoir une silhouette sur le rivage. Puis il les avait replacées devant ses yeux. D’un doigt, il avait réglé la mise au point jusqu’à ce que l’homme devienne clair.

      Vêtu d’un imperméable par-dessus ses vêtements de travail, Ted Douglas errait seul sur la plage. La ligne unique de ses empreintes de pas dans le sable humide indiquait son chemin vers l’estran rocheux.

      Dans ses mains rosies par le vent glacial, Ted tenait un livre dont la couverture était retournée. Il discernait un dessin argenté sur fond noir, mais à une telle distance les mots demeuraient illisibles. Slim souhaitait se rapprocher de lui sans être vu, mais les galets de l’estran et l’étendue humide des mares sur les rochers ne lui offraient aucun abri.

      Les vagues gris bleu tourbillonnaient devant Ted qui tendait une main vers le large. Un faible cri, à peine audible, s’éleva au-dessus du vent qui hurlait au pied de l’imposante falaise au nord.

      « À quoi joues-tu vraiment en ce moment précis ? murmura Slim. Tu es tout seul en bas, n’est-ce pas ? »

      Il posa les jumelles et sortit l’appareil photo numérique de sa poche. Il réalisa un cliché de la voiture et un de Ted. Depuis cinq semaines consécutives, Slim prenait la même série de photos. Il n’avait encore rien dit à Emma Douglas, la femme de Ted. Même si elle commençait à lui mettre la pression pour obtenir des résultats, il n’avait encore rien trouvé à lui dévoiler.

      Parfois, il souhaitait que Ted range le livre, et qu’il sorte une canne à pêche. Il pourrait enfin en finir avec lui.

      Au début, Slim pensait que Ted lisait, mais sa façon de gesticuler avec sa main libre vers la mer montrait clairement qu’il pratiquait un discours, ou déclinait des vers. Pourquoi ? À qui ? Slim n’en avait pas la moindre idée.

      Il se déplaça sur l’herbe mouillée par les embruns pour se mettre à l’aise. Il ne restait plus qu’à voir ce que Ted ferait ensuite. Allait-il aujourd’hui répéter pas à pas les mêmes actions que les quatre vendredis précédents ? Remonter la plage, brosser le sable de ses vêtements et de ses chaussures, monter dans sa voiture et rentrer chez lui.

      Effectivement, il exécuta finalement ce plan à la lettre.

      Slim le suivit avec désinvolture. Les évènements du dernier mois avaient sérieusement ébranlé son sentiment d’urgence. Comme auparavant, Ted parcourut les quinze kilomètres qui le séparaient de Carnwell. Arrivé chez lui, il arrêta sa voiture dans l’allée. Un journal sous le bras et une mallette dans l’autre main, il se dirigea vers la confortable maison. À travers une fenêtre de la salle à manger dont les rideaux étaient restés ouverts, Slim le regarda embrasser Emma sur la joue. Emma passa la porte de la cuisine tandis que Ted s’installait dans un fauteuil. Slim relâcha le frein et laissa glisser sa voiture au point mort dans la descente. Après avoir parcouru une distance suffisante, il démarra le moteur et s’éloigna.

      Aujourd’hui encore, il n’avait rien à dévoiler à Emma. Une seule certitude se dégageait nettement, Ted n’entretenait pas de liaison extra-conjugale. Il se livrait tout simplement à un étrange rituel en bord de mer.

      Banquier d’affaires en journée, Ted serait-il fan de Coleridge pendant son temps libre ? S’échappait-il secrètement de son travail chaque vendredi après-midi à 14 heures précises pour fustiger l’océan sauvage avec des histoires d’albatros et de rivages gelés ?

      Comme de nombreuses femmes mariées d’abord satisfaites puis finalement expulsées hors de leur zone de confort par une découverte surprise, Emma soupçonnait évidemment une maîtresse.

      Pragmatique, Slim pensait à payer son loyer, à entretenir son penchant pour la boisson et à nourrir sa curiosité.

      Il savourait un grand verre de rouge accompagné d’un curry au micro-ondes tout en parcourant ses notes à la recherche de bizarreries. Le livre l’intriguait, évidemment, tout comme l’éraflure sur la voiture et le rituel que Ted avait instauré. Emma avait appris que Ted s’accordait une demi-journée tous les vendredis depuis trois mois. Elle l’avait découvert par hasard à la suite d’un appel urgent au bureau.

      Un appel urgent.

      Il prit note pour lui demander des précisions. Mais le rituel de Ted durait depuis si longtemps que la raison de cet appel revêtait une signification limitée.

      Un élément flagrant lui échappait, une évidence qu’il ne parvenait pas à cerner. Ça le chatouillait, le fin mot de cette affaire était tout simplement hors de sa portée.

      D’autres variables avaient croisé son chemin. Il les avait exclues. Slim observait Ted depuis cinq semaines. Le rituel durait de trente minutes à une heure et quart. Ted choisissait ses places de parking au hasard. Parfois, il laissait le moteur tourner, parfois non. Il empruntait systématiquement un itinéraire d’approche et de retour différents, mais pas de quoi fouetter un chat. Il roulait si lentement que Slim, dans sa jeunesse du moins, aurait pu le suivre à vélo. Sa conduite tranquille semblait lui procurer un temps de réflexion, en particulier pour un homme comme Ted. En d’autres occasions, Slim avait pu témoigner de son pilotage quotidien plutôt agressif pour se rendre sans détour sur son lieu de travail. Il quittait la maison à une heure tellement tardive qu’il ne lui restait pas cinq minutes pour traîner.

      Peu importe la raison pour laquelle Ted s’adonnait à cet étrange rituel au bord de la mer, Slim pataugeait à la recherche de réponses, comme un poisson jeté hors de l’eau par une marée orageuse.

      2

      Le dimanche suivant, Slim se rendit en voiture jusqu’à la plage de Ted. L’ancienne carte d’Ordnance Survey de la région qu’il avait achetée dans un magasin d’occasion n’affichait aucun nom. La crique était étroite, les falaises s’élevaient jusqu’à des promontoires bloqués de chaque côté et embrassaient la mer d’Irlande comme les mains d’un géant. À marée haute, la plage se présentait sous la forme d’un demi-cercle rocheux, mais à marée basse, un joli champ de sable gris-brun s’étendait pour accueillir les vagues.

      Lors d’une joyeuse journée d’octobre, seuls quelques visiteurs s’aventuraient dans les alentours, quelques promeneurs de chiens et une famille qui grimpait dans les bassins rocheux. Slim se dirigea vers le rivage. Aujourd’hui, la mer s’étalait dans une vague tranquille, la plus calme qu’il avait vue jusqu’à ce jour. Et il leva les yeux vers son poste d’observation sur la falaise au sud, là où il espionnait Ted. Il évaluait l’emplacement approximatif de sa cible lors de sa dernière observation.

      Une simple parcelle de plage sans aucun signe particulier. Il se tenait debout presque au centre sur le sable ondulé, quelques rochers