raccrochant fermement à sa réalité, Corin batailla contre le monstre qui voulait dévorer l’homme tout entier. Il le remit – avec griffes, écailles, et tout – dans sa cage, tout au fond de ses entrailles. Le feu en lui se réduisit à une chaleur supportable. La chair l’emporta et les écailles se lissèrent en une peau bronzée et dorée. La lune passa du rouge d’un rubis au rose d’un saphir, et enfin, à la glace étincelante d’un diamant. La bête se recroquevilla à l’intérieur de sa cage.
Pour l’instant.
Ayant regagné le contrôle complet, Corin ferma les yeux, libérant le souffle qu’il avait retenu. Quand il les ouvrit à nouveau, des ailes sombres éclipsèrent la lune lorsqu’une bête différente vola de l’autre côté de la fenêtre. Le bref triomphe de Corin fut anéanti. Il avait peut-être gagné une bataille intérieure, mais il était en train de perdre la guerre à l’extérieur.
Corin se leva de sa chaise et se dirigea vers les papiers sur son bureau. Des annotations, et des formules, et des équations étaient couchées sur le parchemin. Un breuvage, qui passait du rouge au vert puis au bleu, bouillonnait dans un creuset au-dessus d’une flamme.
— Oooh, grogna Béryl en retirant ses gants. On en a fini avec la journée fous une raclée à ton frère au boulot ? Et moi qui pensais qu’on était en train de resserrer nos liens.
L’expérience était terminée. Elle avait été couronnée de succès. Corin prit la fiole de liquide et l’examina, écrivant davantage de notes sur le parchemin. L’inoculation était pour bientôt, mais il manquait encore quelque chose.
Peut-être davantage de pollen d’anthère de fée. Ou un peu plus de poils de la crinière d’un lion métamorphe. Probablement encore quelques copeaux de griffe d’ours métamorphe. Avec seulement quelques petits ajustements supplémentaires, la potion serait prête pour être partagée avec ses frères, dans quelques jours, peut-être une semaine ou deux.
Corin reposa son stylo et prit le cube de monsieur Rubik comme s’il détenait la solution. Cet engin déconcertant ne détenait aucune réponse. Corin n’avait jamais résolu l’énervante énigme. Ses essais quotidiens ne distrayaient sa bête que durant un bref instant. Et aujourd’hui n’était pas un de ces jours-là.
— Je ne sais pas pourquoi tu t’embêtes avec ces élixirs, dit Béryl.
Sa voix était plus animale qu’humaine. Ses yeux étaient de perpétuelles fentes émeraude de feu brûlant.
— Ton dragon serait un peu plus relax si tu le laissais goûter au nectar entre les cuisses d’une fée, ajouta-t-il.
Ce n’était qu’une solution temporaire, et qui ne présentait que peu d’attraits pour Corin, ces derniers temps. Il avait flirté avec quelques fées au cours de sa vie. Les plantes métamorphes avaient calmé sa bête quand il était jeune. Contrairement à ses frères, Corin ne voulait pas que sa vie repose entre les mains d’une femme. Qu’elle soit fée ou humaine. Il était déterminé à rester maître de son destin.
— Ce truc à l’air horrible, dit Béryl en prenant la fiole. Hors de question que tu me fasses avaler ça.
— Pose ça, gronda Corin.
Les ingrédients avaient déjà été difficiles à obtenir. Il avait dû se séparer de deux rubis pour que le lion métamorphe accepte de raser une portion de sa crinière. Les cheveux de Léander repoussaient bizarrement. Il doutait que la vaniteuse créature accepte de recommencer de sitôt.
— Je vais le boire, dit une voix provenant d’un coin de la pièce.
Leur jeune frère, Ilia, s’avança depuis l’entrée. Son regard de jade fixait intensément la fiole dans la main de Béryl.
Ilia était plus petit que Béryl. Bien que musclée, la silhouette d’Ilia était plus longiligne, avec davantage de contours souples que de volumes massifs.
Béryl chipa la fiole, par-dessus la tête d’Ilia.
— Pas avant que je le fasse.
Le sang chaud de Corin se glaça en voyant ses frères s’affronter. Les dragons étaient des créatures extrêmement compétitives. Compétitives et enclines à la violence. Corin devait récupérer cette fiole d’entre leurs mains ou ça se terminerait mal.
— Tu n’as pas besoin de la potion, Ilia, dit Corin d’une voix rocailleuse et apaisante. Tu es bien plus doué pour contrôler tes métamorphoses que Béryl.
Les yeux verts de Béryl lancèrent des éclairs en direction de Corin. De la fumée lui sortit des narines lorsqu’il parla.
— Même pas vrai.
Ilia rit, bombant le torse.
— Si, c’est vrai.
— Prouve-le.
Les yeux sombres d’Ilia fouillèrent la pièce à la recherche d’un défi. Son regard atterrit sur la fenêtre.
— On saute. Le premier qui se transforme avant de toucher le sol a perdu.
— D’accord.
Pendant que ces deux imbéciles se tournaient vers la fenêtre, Corin subtilisa la fiole des mains de Béryl. Le liquide clapota sur les bords du récipient, mais ne se renversa pas. Corin poussa un soupir de soulagement. Ce léger souffle d’air fut suivi d’un grand bruit sourd et d’un battement d’ailes.
Corin ne regarda pas pour voir lequel de ses frères s’était triomphalement écrasé au sol et lequel s’était élevé dans les airs en signe de défaite. Son propre dragon tira à nouveau sur sa laisse. Pas de manière exigeante, cette fois. De manière suppliante, comme un animal de compagnie incitant son maître à le laisser sortir pour faire un tour.
Corin était peut-être capable de contrôler sa bête, mais il ne pouvait renier sa nature profonde. À un moment ou à un autre, la bête finirait par sortir. Et un jour, les rôles seraient inversés, et la bête glisserait une laisse autour du cou de l’homme et ne le laisserait plus jamais sortir.
Comme tous les métamorphes du Voile, il était né animal avec un homme vivant à l’intérieur de lui. Et comme tous les autres métamorphes, l’homme et l’animal luttaient constamment pour le contrôle de leur corps.
Il n’y avait qu’une seule chose qui pourrait apaiser la bête et lui imposer une soumission permanente : une sacrifiée. Une humaine sacrifiée. Une femme que le dragon pourrait marquer et revendiquer pour lui-même. Mais cette voie n’était pas accessible aux métamorphes derrière le Voile.
Plus maintenant.
Alors c’était soit les potions, soit l’impuissance pour les derniers des dragons. Corin se rassit à son bureau. Il écarta le Rubik’s Cube et s’attela à déchiffrer une énigme qu’il était bien plus proche de résoudre.
Chapitre 2
L’air de la salle d’attente de la clinique empestait la mort. Les pales du ventilateur au plafond tournaient encore et encore, répartissant équitablement l’odeur d’œufs durs pourris. Les chaises en plastique avaient la couleur vert clair du chou. Les coussins des sièges dégageaient une odeur de végétaux en décomposition. Chaque fois que quelqu’un bougeait ou posait un pied sur le sol, leurs semelles se détachaient du revêtement collant et une bouffée de naphtaline moisie s’élevait dans l’atmosphère étouffante.
Personne n’était mort, dans la salle d’attente. Jusqu’ici. Mais chaque personne dans cette pièce avait un pied dans la tombe. Elle comprise.
Chryssie inspira profondément. Enfin, aussi profondément que possible pour elle. Le mince filet d’air siffla dans ses poumons contractés. C’était suffisant pour qu’elle tienne debout.
Elle fit passer son poids d’un pied sur l’autre tandis qu’elle donnait