ne s'en tenait point là. Comme la plupart des nations de l'Amérique étaient d'origine espagnole ou portugaise, le docteur les comprenait dans ses revendications. Quant à l'Amérique du Nord, sa puissance et sa richesse étaient l'œuvre des millions d'Allemands qui y avaient émigré. D'ailleurs Hartrott reconnaissait que le moment n'était pas encore venu de penser à tout cela et que, pour aujourd'hui, il ne s'agissait que du continent européen.
– Ne nous faisons pas d'illusions, poursuivit-il sur un ton de tristesse hautaine. A cette heure, le monde n'est ni assez clairvoyant ni assez sincère pour comprendre et apprécier nos bienfaits. J'avoue que nous avons peu d'amis. Comme nous sommes les plus intelligents, les plus actifs, les plus capables d'imposer aux autres notre culture, tous les peuples nous considèrent avec une hostilité envieuse. Mais nous n'avons pas le droit de faillir à nos destins, et c'est pourquoi nous imposerons à coups de canon cette culture que l'humanité, si elle était plus sage, devrait recevoir de nous comme un don céleste.
Jusqu'ici Jules, impressionné par l'autorité doctorale avec laquelle Hartrott formulait ses affirmations, n'avait presque rien dit. D'ailleurs, l'ex-professeur de tango était mal préparé à soutenir une discussion sur de tels sujets avec le savant professeur tudesque. Mais, agacé de l'assurance avec laquelle son cousin raisonnait sur cette guerre encore problématique, il ne put s'empêcher de dire:
– En somme, pourquoi parler de la guerre comme si elle était déjà déclarée? En ce moment, des négociations diplomatiques sont en cours et peut-être tout finira-t-il par s'arranger.
Le docteur eut un geste d'impatience méprisante.
– C'est la guerre, te dis-je! Lorsque j'ai quitté l'Allemagne, il y a huit jours, je savais que la guerre était certaine.
– Mais alors, demanda Jules, pourquoi ces négociations? Et pourquoi le gouvernement allemand fait-il semblant de s'entremettre dans le conflit qui a éclaté entre l'Autriche et la Serbie? Ne serait-il pas plus simple de déclarer la guerre tout de suite?
– Notre gouvernement, reprit Hartrott avec franchise, préfère que ce soient les autres qui la déclarent. Le rôle d'attaqué obtient toujours plus de sympathie que celui d'agresseur, et il justifie les résolutions finales, quelque dures qu'elles puissent être. Au surplus, nous avons chez nous beaucoup de gens qui vivent à leur aise et qui ne désirent pas la guerre; il convient donc de leur faire croire que ce sont nos ennemis qui nous l'imposent, pour que ces gens sentent la nécessité de se défendre. Il n'est donné qu'aux esprits supérieurs de comprendre que le seul moyen de réaliser les grands progrès, c'est l'épée, et que, selon le mot de notre illustre Treitschke, la guerre est la forme la plus haute du progrès.
Selon Hartrott, la morale avait sa raison d'être dans les rapports des individus entre eux, parce qu'elle sert à rendre les individus plus soumis et plus disciplinés; mais elle ne fait qu'embarrasser les gouvernements, pour qui elle est une gêne sans profit. Un État ne doit s'inquiéter ni de vérité ni de mensonge; la seule chose qui lui importe, c'est la convenance et l'utilité des mesures prises. Le glorieux Bismarck, afin d'obtenir la guerre qu'il voulait contre la France, n'avait pas hésité à altérer un télégramme, et Hans Delbruck avait eu raison d'écrire à ce sujet: «Bénie soit la main qui a falsifié la dépêche d'Ems!» En ce qui concernait la guerre prochaine, il était urgent qu'elle se fît sans retard: aucun des ennemis de l'Allemagne n'était prêt, de sorte que les Allemands qui, eux, se préparaient depuis quarante ans, étaient sûrs de la victoire. Qu'était-il besoin de se préoccuper du droit et des traités? L'Allemagne avait la force, et la force crée des lois nouvelles. L'histoire ne demande pas de comptes aux vainqueurs, et les prêtres de tous les cultes finissent toujours par bénir dans leurs hymnes les auteurs des guerres heureuses. Ceux qui triomphent sont les amis de Dieu.
– Nous autres, continua-t-il, nous ne sommes pas des sentimentaux; nous ne faisons la guerre ni pour châtier les Serbes régicides, ni pour délivrer les Polonais opprimés par la Russie. Nous la faisons parce que nous sommes le premier peuple du monde et que nous voulons étendre notre activité sur toute la planète. La vieille Rome, mortellement malade, appela barbares les Germains qui ouvrirent sa fosse. Le monde d'aujourd'hui a, lui aussi, une odeur de mort, et il ne manquera pas non plus de nous appeler barbares. Soit! Lorsque Tanger et Toulon, Anvers et Calais seront allemands, nous aurons le loisir de disserter sur la barbarie germanique; mais, pour l'instant, nous possédons la force et nous ne sommes pas d'humeur à discuter. La force est la meilleure des raisons.
– Êtes-vous donc si certains de vaincre? objecta Jules. Le destin ménage parfois aux hommes de terribles surprises. Il suscite des forces occultes avec lesquelles on n'a pas compté et qui peuvent réduire à néant les plans les mieux établis.
Hartrott haussa les épaules. Qu'est-ce que l'Allemagne aurait devant elle? Le plus à craindre de ses ennemis, ce serait la France; mais la France n'était pas capable de résister aux influences morales énervantes, aux labeurs, aux privations et aux souffrances de la guerre: un peuple affaibli physiquement, infecté de l'esprit révolutionnaire, désaccoutumé de l'usage des armes par l'amour excessif du bien-être. Ensuite il y avait la Russie; mais les masses amorphes de son immense population étaient longues à réunir, difficiles à mouvoir, travaillées par l'anarchisme et par les grèves. L'état-major de Berlin avait disposé toutes choses de telle façon qu'il était certain d'écraser la France en un mois; cela fait, il transporterait les irrésistibles forces germaniques contre l'empire russe avant même que celui-ci ait eu le temps d'entrer en action.
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