Blasco Ibáñez Vicente

Les quatre cavaliers de l'apocalypse


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une centaine de legs au profit d'une infinité de gens établis sur le domaine. Ces legs représentaient plus d'un million de pesos: car le maître bourru ne laissait pas d'être généreux pour ceux de ses serviteurs qu'il avait pris en amitié. A la fin, un dernier legs, le plus gros, attribuait en propre à Jules Desnoyers une vaste estancia, avec cette mention spéciale: le grand-père faisait don de ce domaine à son petit-fils pour que celui-ci pût en appliquer le revenu à ses dépenses personnelles, dans le cas où sa famille ne lui fournirait pas assez d'argent de poche pour vivre comme il convenait à un jeune homme de sa condition.

      – Mais l'estancia vaut des centaines de mille pesos! protesta Karl, devenu plus exigeant depuis qu'il était sûr que sa femme n'avait pas été oubliée.

      Marcel, bienveillant et ami de la paix, avait son plan. Expert à l'administration de ces biens énormes, il n'ignorait pas qu'un partage entre héritiers doublerait les frais sans augmenter les profits. En outre, il calculait les complications et les débours qu'amènerait la liquidation d'une succession qui se composait de neuf estancias considérables, de plusieurs centaines de mille têtes de bétail, de gros dépôts placés dans des banques, de maisons sises à la ville et de créances à recouvrer. Ne valait-il pas mieux laisser les choses en l'état et continuer l'exploitation comme auparavant, sans procéder à un partage? Mais, lorsque l'Allemand entendit cette proposition, il se redressa avec orgueil.

      – Non, non! A chacun sa part. Quant à moi, j'ai l'intention de rentrer dans ma sphère, c'est-à-dire de regagner l'Europe, et par conséquent je veux disposer de mes biens.

      Marcel le regarda en face et vit un Karl qu'il ne connaissait pas encore, un Karl dont il ne soupçonnait pas même l'existence.

      – Fort bien, répondit-il. A chacun sa part. Cela me paraît juste.

      Karl Hartrott s'empressa de vendre toutes les terres qui lui appartenaient, pour employer ses capitaux en Allemagne; puis, avec sa femme et ses enfants, il repassa l'Atlantique et vint s'établir à Berlin.

      Marcel continua quelques années encore à administrer sa propre fortune; mais il le faisait maintenant avec peu de goût. Le rayon de son autorité s'était considérablement rétréci par le partage, et il enrageait d'avoir pour voisins des étrangers, presque tous Allemands, devenus propriétaires des terrains achetés à Karl. D'ailleurs il vieillissait et sa fortune était faite: l'héritage recueilli par sa femme représentait environ vingt millions de pesos. Qu'avait-il besoin d'en amasser davantage?

      Bref, il se décida à affermer une partie de ses terres, confia l'administration du reste à quelques-uns des légataires du vieux Madariaga, hommes de confiance qu'il considérait un peu comme de la famille, et se transporta à Buenos-Aires où il voulait surveiller son fils qui, sorti du collège, menait une vie endiablée sous prétexte de se préparer à la profession d'ingénieur. D'ailleurs Chichi, très forte pour son âge, était presque une femme, et sa mère ne trouvait pas à propos de la garder plus longtemps à la campagne: avec la fortune que la jeune fille aurait, il ne fallait pas qu'elle fût élevée en paysanne.

      Cependant les nouvelles les plus extraordinaires arrivaient de Berlin. Héléna écrivait à sa sœur d'interminables lettres où il n'était question que de bals, de festins, de chasses, de titres de noblesse et de hauts grades militaires: «notre frère le colonel», «notre cousin le baron», «notre oncle le conseiller intime», «notre cousin germain le conseiller vraiment intime». Toutes les extravagances de l'organisation sociale allemande, qui invente sans cesse des distinctions bizarres pour satisfaire la vanité d'un peuple divisé en castes, étaient énumérées avec délices par «la romantique». Elle parlait même du secrétaire de son mari, secrétaire qui n'était pas le premier venu, puisqu'il avait gagné comme rédacteur dans les bureaux d'une administration publique le titre de Rechnungsrath, conseiller de calcul! Et elle mentionnait avec fierté l'Oberpedell, c'est-à-dire le «concierge supérieur» qu'elle avait dans sa maison. Les nouvelles qu'elle donnait de ses fils n'étaient pas moins flatteuses. L'aîné était le savant de la famille: il se consacrait à la philologie et aux sciences historiques; mais malheureusement il avait les yeux fatigués par les continuelles lectures. Il ne tarderait pas à être docteur, et peut-être réussirait-il à devenir Herr Professer avant sa trentième année. La mère aurait mieux aimé qu'il fût officier; mais elle se consolait en pensant qu'un professeur célèbre peut, avec le temps, acquérir autant de considération sociale qu'un colonel. Quant à ses quatre autres fils, ils se destinaient à l'armée, et leur père préparait déjà le terrain pour les faire entrer dans la garde ou au moins dans quelque régiment aristocratique. Les deux filles, lorsqu'elles seraient en âge de se marier, ne manqueraient pas d'épouser des militaires, autant que possible des officiers de hussards, dont le nom serait précédé de la particule.

      Hartrott aussi écrivait quelquefois à Marcel, pour lui expliquer l'emploi qu'il faisait de ses capitaux. Toutefois, ce n'était point qu'il eût l'intention de recourir aux lumières de son beau-frère et de lui demander conseil; c'était uniquement par orgueil et pour faire sentir au chef d'autrefois que désormais l'ancien subordonné n'avait plus besoin de protection. Il avait placé une partie de ses millions dans les entreprises industrielles de la moderne Allemagne; il était actionnaire de fabriques d'armement grandes comme des villes, de compagnies de navigation qui lançaient tous les six mois un nouveau navire. L'empereur s'intéressait à ces affaires et voyait d'un bon œil ceux qui les soutenaient de leur argent. En outre, Karl avait acheté des terrains. A première vue, il semblait que ce fût une sottise d'avoir vendu les fertiles domaines de l'héritage pour acquérir des landes prussiennes qui ne produisaient qu'à force d'engrais; mais Karl, en tant que propriétaire terrien, avait place dans le «parti agraire», dans le groupe aristocratique et conservateur par excellence. Grâce à cette combinaison, il appartenait à deux mondes opposés, quoique également puissants et honorables: à celui des grands industriels, amis de l'empereur, et à celui des junkers, des gentilshommes campagnards, fidèles gardiens de la tradition et fournisseurs d'officiers pour les armées du roi de Prusse.

      L'enthousiasme que respiraient les lettres venues d'Allemagne finit par créer dans la famille de Marcel une atmosphère de curiosité un peu jalouse. Chichi fut la première qui osa dire:

      – Pourquoi n'irions-nous pas aussi en Europe?

      Toutes ses amies y étaient allées, tandis qu'elle, fille de Français, n'avait pas encore vu Paris. Luisa appuya sa fille. Puisqu'ils étaient plus riches qu'Héléna, ils feraient aussi bonne figure qu'elle dans le vieux monde. Et Jules déclara gravement que, pour ses études, l'ancien continent valait beaucoup mieux que le nouveau: l'Amérique n'était pas le pays de la science.

      Le père lui-même finit par se demander s'il ne ferait pas bien de revenir dans sa patrie. Après avoir été quarante ans dans les affaires, il avait le droit de prendre une retraite définitive. Il approchait de la soixantaine, et la rude vie de grand propriétaire rural l'avait beaucoup fatigué. Il s'imagina que le retour en Europe le rajeunirait et qu'il retrouverait là-bas ses vingt ans. Rien ne s'opposait à ce retour: car il y avait eu plusieurs amnisties pour les déserteurs. Au surplus, son cas personnel était couvert par la prescription. Il s'accoutuma donc insensiblement à l'idée de rentrer en France. Bref, en 1910, il loua sur un paquebot du Havre des cabines de grand luxe, traversa la mer avec les siens et s'installa à Paris dans une somptueuse maison de l'avenue Victor-Hugo.

      A Paris, Marcel se sentit tout désorienté. Il n'y reconnaissait plus rien, se sentait étranger dans son propre pays, avait même quelque difficulté à en parler la langue. Il avait passé des années entières en Amérique sans prononcer un mot de français, et il s'était habitué à penser en espagnol. D'ailleurs il n'avait pas un seul ami français, et, lorsqu'il sortait, il se dirigeait machinalement vers les lieux où se réunissaient les Argentins. C'étaient les journaux argentins qu'il lisait de préférence, et, lorsqu'il rentrait chez lui, il ne pensait qu'à la hausse du prix des terrains dans la pampa, à l'abondance de la prochaine récolte et au cours des bestiaux. Cet homme dont la vie entière avait été si laborieuse, souffrait de son inaction et ne savait que faire de ses journées.

      La coquetterie de Chichi le sauva. Le luxe ultra-moderne de l'appartement qu'ils