Blasco Ibáñez Vicente

Les quatre cavaliers de l'apocalypse


Скачать книгу

parce qu'elle aurait dérangé ses plans de vie.

      «Mais non, il n'y aura pas de guerre! s'affirma-t-il encore à lui-même. Ces gens sont fous. Il n'est pas possible qu'on fasse la guerre à une époque comme la nôtre.»

      Et il regarda sa montre. Cinq heures. Marguerite arriverait d'un moment à l'autre. Il crut la reconnaître de loin dans une dame qui entrait au jardin par la rue Pasquier; mais, quand il eut fait quelques pas vers elle, il constata son erreur. Déçu, il reprit sa promenade. La mauvaise humeur lui fit voir beaucoup plus laid qu'il ne l'est en réalité le monument dont la Restauration a orné l'ancien cimetière de la Madeleine. Le temps passait, et elle n'arrivait pas. Il surveillait de ses yeux impatients toutes les entrées du jardin. Et il advint ce qui advenait à presque tous leurs rendez-vous: elle se présenta devant lui à l'improviste, comme si elle tombait du ciel ou surgissait de la terre, telle une apparition.

      – Marguerite! Oh! Marguerite!

      Il hésitait presque à la reconnaître. Il éprouvait une sorte d'étonnement à revoir ce visage qui avait occupé son imagination pendant les trois mois du voyage, mais qui, d'un jour à l'autre, s'était pour ainsi dire spiritualisé par le vague idéalisme de l'absence. Puis, tout à coup, il lui sembla qu'au contraire le temps et l'espace étaient abolis, qu'il n'avait fait aucun voyage et que quelques heures seulement s'étaient écoulées depuis leur dernière entrevue.

      Ils allèrent s'asseoir sur des chaises de fer, à l'abri d'un massif d'arbustes. Mais, à peine assise, elle se leva. L'endroit était dangereux: les gens qui passaient sur le boulevard n'avaient qu'à tourner les yeux pour les découvrir, et elle avait beaucoup d'amies qui, à cette heure, sortaient peut-être des grands magasins du quartier. Ils cherchèrent donc un meilleur refuge dans un coin du monument; mais ce n'était pas encore la solitude. A quelques pas d'eux, un gros monsieur myope lisait son journal; un peu plus loin, des femmes bavardaient, leur ouvrage sur les genoux.

      – Tu es bruni, lui dit-elle; tu as l'air d'un marin. Et moi, comment me trouves-tu?

      Jules ne l'avait jamais trouvée si belle. Marguerite était un peu plus grande que lui, svelte et harmonieuse. Sa démarche avait un rythme aisé, gracieux, presque folâtre. Les traits de son visage n'étaient pas fort réguliers, mais avaient une grâce piquante.

      – As-tu pensé beaucoup à moi? reprit-elle. Ne m'as-tu pas trompée? Dis-moi la vérité: tu sais que, quand tu mens, je m'en aperçois tout de suite.

      – Je n'ai pas cessé un instant de penser à toi! répondit-il en mettant sa main sur son cœur, comme s'il prêtait serment devant un juge d'instruction. Et toi, qu'as-tu fait pendant que j'étais en Amérique?

      Ce disant, il lui prit une main qu'il caressa; puis il essaya doucement d'introduire un doigt entre le gant et la peau satinée. En dépit de la discrétion de ce geste, le monsieur qui lisait son journal remarqua le manège et jeta vers eux des regards indignés. Faire des niaiseries amoureuses dans un jardin public, alors que l'Europe était menacée d'une pareille catastrophe!

      Marguerite repoussa la main trop audacieuse et parla de ce qu'elle avait fait en l'absence de Jules. Elle s'était ennuyée beaucoup; elle avait tâché de tuer le temps; elle était allée au théâtre avec son frère; elle avait eu plusieurs conférences avec son avocat, qui l'avait renseignée sur la marche à suivre pour le divorce.

      – Et ton mari? demanda Jules.

      – Ne parlons pas de lui, veux-tu? Le pauvre homme me fait pitié. Il est si bon, si correct! Mon avocat m'assure qu'il consent à tout, qu'il ne veut susciter aucune difficulté. Tu sais que je lui ai apporté une dot de trois cent mille francs et qu'il a mis cette somme dans ses affaires. Eh bien, il veut me rendre les trois cent mille francs, et même, quoique cela doive le gêner beaucoup, il veut me les rendre aussitôt après le divorce. Par moments, j'ai comme un remords du mal que je lui ai fait. Il est si bon, si honnête!

      – Mais moi? interrompit Jules, vexé de cette délicatesse inopportune.

      – Oh! toi, tu es mon bonheur! s'écria-t-elle avec un transport d'amour. Il y a des situations cruelles; mais qu'y faire? Chacun doit vivre sa vie, sans s'inquiéter des ennuis qui peuvent en résulter pour les autres. Être égoïste, c'est le secret du bonheur.

      Elle garda un instant le silence; puis, comme si ces pensées lui étaient pénibles, elle sauta brusquement à un autre sujet.

      – Toi qui es si bien instruit de toutes choses, crois-tu à la guerre? Tout le monde en parle; mais j'imagine que cela finira par s'arranger.

      Jules la confirma dans cet optimisme. Lui non plus, il ne croyait pas à la guerre.

      – Notre temps, reprit Marguerite, ne permet plus ces sauvageries. J'ai connu des Allemands bien élevés qui, sans aucun doute, pensent comme toi et moi. Un vieux professeur qui fréquente chez nous expliquait hier à ma mère qu'à notre époque de progrès les guerres ne sont plus possibles. Au bout de deux mois à peine on manquerait d'hommes; au bout de trois mois, il n'y aurait plus d'argent pour continuer la lutte. Je ne me rappelle pas bien comment il expliquait cela; mais il l'expliquait avec tant d'évidence que c'était plaisir de l'entendre.

      Elle réfléchit un peu, tâchant de retrouver ses souvenirs: puis, effrayée de l'effort qu'il lui faudrait faire, elle se contenta d'ajouter en son propre nom:

      – Figure-toi un peu ce que serait une guerre. Quelle horreur! La vie sociale serait abolie. Il n'y aurait plus ni réunions, ni toilettes, ni théâtres. Il serait même impossible d'inventer des modes. Toutes les femmes porteraient le deuil. Conçois-tu pareille chose? Et Paris devenu un désert! Paris qui me semblait si joli tout à l'heure, en venant au rendez-vous! Non, non, cela n'est pas possible… Tu sais que le mois prochain nous allons à Vichy? Ma mère a besoin de prendre les eaux. Et ensuite nous irons à Biarritz. Après Biarritz, je suis invitée dans un château de la Loire. Au surplus, il y a mon divorce: j'espère que notre mariage pourra se célébrer l'été prochain. Et une guerre viendrait déranger tous ces projets? Non, je te répète que cela n'est pas possible. Mon frère et ses amis rêvent, quand ils parlent du péril allemand. Peut-être mon mari est-il aussi de ceux qui croient la guerre prochaine et qui s'y préparent; mais c'est une sottise. Dis comme moi que c'est une sottise. Dis, je le veux!

      Il dit donc que c'était une sottise; et elle, tranquillisée par cette affirmation, passa à autre chose, Comme elle venait de parler de son divorce, elle pensa à l'objet du voyage que Jules venait de faire.

      – Le plaisir de te voir, reprit-elle, m'a fait oublier le plus important. As-tu réussi à te procurer l'argent dont tu as besoin?

      Il prit l'air d'un d'homme d'affaires pour parler de ses finances. Il rapportait moins qu'il ne l'espérait. Il avait trouvé le pays dans une de ces crises économiques qui le tourmentent périodiquement. Malgré cela, il avait réussi à se procurer quatre cent mille francs représentés par un chèque. En outre, on lui ferait un peu plus tard de nouveaux envois: un propriétaire terrien, avec qui il avait quelques liens de parenté, s'occuperait de ces négociations.

      Elle parut satisfaite de la réponse et prit à son tour un air de femme sérieuse.

      – L'argent est l'argent, déclara-t-elle sentencieusement, et, sans argent, il n'y a pas de bonheur sûr. Tes quatre cent mille francs et ce que j'ai moi-même nous permettront de vivre.

      Ils se turent, les yeux dans les yeux. Ils s'étaient dit l'essentiel, ce qui intéressait leur avenir. Maintenant une préoccupation nouvelle obsédait leur âme. Ils n'osaient pas se parler en amants. D'une minute à l'autre les témoins devenaient plus nombreux autour d'eux. Les petites modistes, au sortir de l'atelier, les dames, au sortir des magasins, coupaient à travers le jardin pour raccourcir leur route. L'allée se transformait en rue, et tous les passants jetaient un regard curieux sur cette dame élégante et sur son compagnon, blottis derrière les arbustes comme des gens qui cherchent à se cacher. Quelques-uns les dévisageaient avec réprobation; d'autres, encore plus agaçants, souriaient d'un air de complicité protectrice.

      – Quel ennui! soupira Marguerite. On va nous surprendre.

      Une jeune fille la regarda fixement,