Blasco Ibáñez Vicente

Les quatre cavaliers de l'apocalypse


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mentalement à la silhouette sèche et dégingandée d'une jument de course. «Elle est mince, se disait-il en l'observant du coin de l'œil, et cependant elle est énorme.» Le mari, lui, admirait l'élégance de sa Bertha, toujours vêtue d'étoffes dont les couleurs indéfinissables faisaient penser à l'art persan et aux miniatures des manuscrits médiévaux; mais il déplorait qu'elle ne lui eût pas donné d'enfants, et il regardait presque cette stérilité comme un crime de haute trahison. La patrie allemande était fière de la fécondité de ses femmes, et le kaiser, avec ses hyperboles d'artiste, avait posé en principe que la véritable beauté allemande doit avoir un mètre cinquante centimètres de ceinture.

      Madame la Conseillère réservait volontiers à Jules Desnoyers un siège auprès du sien: car elle le tenait pour l'homme le plus «distingué» de tous les passagers. Le peintre était de taille moyenne, et son front brun se dessinait comme un triangle sous deux bandeaux de cheveux noirs, lisses, lustrés comme des planches de laque: précisément le contraire des hommes qui entouraient madame la Conseillère. Au surplus, il habitait Paris, la ville qu'elle n'avait pas vue encore, quoiqu'elle eût fait maints voyages dans les deux hémisphères.

      – Ah! Paris, Paris! soupirait-elle en ouvrant de grands yeux et en allongeant les lèvres. Comme j'aimerais à y passer une saison!

      Et, pour qu'il lui racontât la vie de Paris, elle se permettait certaines confidences sur les plaisirs de Berlin, mais avec une modestie rougissante, en admettant d'avance qu'il y a beaucoup mieux dans le monde et qu'elle avait grande envie de connaître ce mieux-là.

      Herr Commerzienrath continuait entre amis son speech du dessert, et ses auditeurs ôtaient de leurs lèvres des cigares colossaux pour lancer des grognements d'approbation. La présence de Jules les avait mis tous d'aimable humeur; ils savaient que son père était Français, et cela suffisait pour qu'ils l'accueillissent comme s'il arrivait directement du Quai d'Orsay et représentait la plus haute diplomatie de la République. Pour eux, c'était la France qui venait fraterniser avec l'Allemagne.

      – Quant à nous, déclara le Commerzienrath en regardant fixement le peintre comme s'il attendait de lui une déclaration solennelle, nous désirons vivre en parfaite amitié avec la France.

      Jules approuva. Par le fait, il jugeait bon que les nations fussent amies les unes des autres, et il ne voyait aucun inconvénient à ce qu'elles affirmassent cette amitié, chaque fois que l'occasion s'en présentait.

      – Malheureusement, reprit l'industriel sur un ton plaintif, la France se montre hargneuse avec nous. Il y a des années que notre empereur lui tend la main avec une noble loyauté, et elle feint de ne pas s'en apercevoir. Vous reconnaîtrez que cela n'est pas correct.

      Jules ne s'occupait jamais de politique, et cette conversation trop austère commençait à l'ennuyer. Pour y mettre un peu de piquant, il eut la fantaisie de répondre:

      – Avant de prétendre à l'amitié des Français, peut-être feriez-vous bien de leur rendre ce que vous leur avez pris.

      A ces mots il se fit un silence de stupéfaction, comme si l'on eût sonné sur le transatlantique la cloche d'alarme. Plusieurs, qui portaient le cigare à leurs lèvres, demeurèrent la main immobile à deux doigts de la bouche, les yeux démesurément ouverts. Ce fut le capitaine de landsturm qui se chargea de donner une forme verbale à cette muette protestation.

      – Rendre! s'écria-t-il, d'une voix qui semblait assourdie par le soudain rehaussement de son col. Nous n'avons rien à rendre, pour la bonne raison que nous n'avons rien pris. Ce que nous possédons, nous l'avons gagné par notre héroïsme.

      Devant toute affirmation faite sur un ton altier, Jules sentait renaître en lui l'héréditaire instinct de contradiction, et il répliqua froidement:

      – C'est comme si je vous avais volé votre montre, et qu'ensuite je vous proposasse d'être bons amis et d'oublier le passé. Même si vous étiez enclin au pardon, encore faudrait-il qu'auparavant je vous rendisse votre montre.

      Le capitaine voulut répondre tant de choses à la fois qu'il balbutia, sautant avec incohérence d'une idée à une autre. Comparer la reconquête de l'Alsace à un vol!.. Une terre allemande!.. La race!.. La langue!.. L'histoire!..

      – Mais qu'est-ce qui prouve que l'Alsace a la volonté d'être allemande? interrogea le jeune homme sans se départir de son calme. Quand lui avez-vous demandé son opinion?

      Le capitaine demeura incertain, comme s'il hésitait entre deux partis à prendre: tomber à coups de poing sur l'insolent, ou l'écraser de son mépris.

      – Jeune homme, proféra-t-il enfin avec majesté, vous ne savez ce que vous dites. Vous êtes Argentin et vous n'entendez rien aux affaires de l'Europe.

      Tous les assistants approuvèrent, dépouillant subitement Jules de la nationalité qu'ils lui attribuaient tout à l'heure. Quant au capitaine Erckmann, il lui tourna le dos avec une rudesse militaire, ramassa sur le tapis qu'il avait devant lui un jeu de cartes, et se mit à faire silencieusement une «réussite».

      Si pareille scène se fût passée à terre, Jules aurait cessé toute relation avec ces malotrus; mais l'inévitable promiscuité de la vie sur un transatlantique oblige à l'indulgence. Il se montra donc bon enfant, lorsque, le lendemain, le Commerzienrath et ses amis vinrent à lui et, pour effacer tout fâcheux souvenir, lui prodiguèrent les politesses. C'était un jeune homme qui appartenait à une famille riche, et par conséquent il fallait le ménager. Toutefois ils eurent soin de ne plus faire allusion à son origine française. Pour eux, désormais, il était Argentin; et cela fit que, tous en chœur, ils s'intéressèrent à la prospérité de l'Argentine et de tous les États de l'Amérique du Sud. Ils attribuaient à chacun de ces pays une importance excessive, commentaient avec gravité les faits et gestes de leurs hommes politiques, donnaient à entendre qu'il n'y avait personne en Allemagne qui ne se préoccupât de leur avenir, prédisaient à chacun d'eux une gloire future, reflet de la gloire impériale, pourvu qu'ils acceptassent de demeurer sous l'influence allemande.

      Le peintre eut la faiblesse de revenir au fumoir, de préférence à l'heure où la partie était terminée et où une débauche de bière et de gros cigares de Hambourg fêtait la chance des gagnants. C'était l'heure des expansions germaniques, de l'intimité entre hommes, des lents et lourds badinages, des contes montés en couleur. Le Commerzienrath présidait, sans se départir de sa prééminence, à ces ébats de ses compatriotes, sages négociants des ports hanséatiques, qui jouissaient de larges crédits à la Deutsche Bank, ou riches boutiquiers installés dans les républiques de la Plata avec leurs innombrables familles. Lui, il était un capitaine, un guerrier, et, à chaque bon mot qu'il accueillait par un rire dont son épaisse nuque était secouée, il se croyait au bivouac avec des compagnons d'armes. Jules admirait l'hilarité facile dont tous ces hommes étaient doués; pour rire avec fracas, ils se rejetaient en arrière sur leurs sièges; et, s'il advenait que l'auditoire ne partageât par cette gaîté violente, le conteur avait un moyen infaillible de remédier au manque de succès:

      – On a conté cela au kaiser, disait-il, et le kaiser en a beaucoup ri.

      Cela suffisait pour que tout le monde rît à gorge déployée.

      Lorsque le paquebot approcha de l'Europe, un flot de nouvelles l'assaillit. Les employés de la télégraphie sans fil travaillaient continuellement. Un soir, Jules, en entrant au fumoir, vit les Allemands gesticuler avec animation. Au lieu de boire de la bière, ils avaient fait apporter du Champagne des bords du Rhin. Le capitaine Erckmann offrit une coupe au jeune homme.

      – C'est la guerre! dit-il avec enthousiasme. Enfin c'est la guerre! Il était temps…

      Jules fit un geste de surprise.

      – La guerre? Quelle guerre?

      Il avait lu comme tout le monde, sur le tableau du vestibule, un radiotélégramme annonçant que le gouvernement autrichien venait d'envoyer un ultimatum à la Serbie; mais cela ne lui avait pas donné la moindre émotion. Il méprisait les affaires des Balkans: c'étaient des querelles de pouilleux, qui accaparaient mal à propos l'attention du monde et qui le distrayaient de choses plus sérieuses. En quoi cet