Dénis Diderot

Lettres à Mademoiselle de Volland


Скачать книгу

entendez-vous? tolérées, les autres; pour le christianisme, il est défendu sous peine de vie. On trouve que nous sommes des boute-feu dangereux, et puis ils n'ont jamais pu s'accommoder d'un Dieu tout-puissant qui laisse crucifier son fils, et d'un fils tout aussi puissant que son père qui se laisse lui-même crucifier. Et puis ils disent: Si votre religion est nécessaire à tous les hommes, il est bien singulier que Dieu ne nous l'ait pas fait connaître plus tôt, car nous sommes des hommes et nous sommes ses enfants comme vous, et puis s'il n'y a que les chrétiens qui soient sauvés, nos pères sont donc damnés! nos pères qui étaient si honnêtes gens! oh! nous aimons mieux être damnés avec nos pères que sauvés sans eux. Que sais-je quoi encore?

      J'ai beau vous dire du mal de votre sœur, il faut, tout bien considéré, que ce mal soit au bord de mes lèvres et qu'il n'y en ait rien du tout au fond de mon cœur; car je sens que c'est pour elle que j'écris tout, ceci; est-ce que si je n'étais pas rempli d'amitié, d'estime, d'attachement pour elle, si je n'avais pas les mêmes sentiments que vous, j'aimerais tant à causer avec elle? Non, madame, je vous hais, je ne veux plus causer avec vous; qu'est-ce que cela vous fait? Je suis un homme, et vous les méprisez tous. Oh! quelque jour j'aurai mon tour, et je ferai aussi une bonne sortie contre les femmes; mais il faut que je sois à mon aise, et que je n'aie rien de mieux à vous dire. Peut-être faudrait-il que ce jour-là que j'aurai choisi pour dire du mal des femmes, j'oublie que vous en êtes une; mais je ne l'oublierai jamais. Je me vengerai de votre sœur plus cruellement, et je satisferai mon cœur en même temps; je ferai l'éloge de son sexe. Adieu: je ne sais plus ce que j'écris; je veux être gai et je ne saurais. J'écris de mauvaise grâce. Réponse sur-le-champ, s'il vous plaît.

      XLI

Le 30 septembre 1760.

      Tenez, mon amie, votre Dem… n'était bon à rien: il n'y avait pas assez d'étoffe ni pour faire un honnête homme ni pour faire un fripon. S'il n'est pas encore complètement stupide, cela ne tardera pas à venir. Au reste, un coup d'œil sur les conséquences et les contradictions des hommes, et l'on voit que la plupart naissent moitié sots ou moitié fous, sans caractère comme sans physionomie; ils ne sont décidés ni pour le vice ni pour la vertu; ils ne savent ni immoler les autres, ni se sacrifier; et, soit qu'ils fassent le bien, soit qu'ils fassent le mal, ils sont malheureux, et j'en ai pitié. Ces idées tiennent à d'autres que j'établissais hier à table, assez imprudemment; car la pâture état forte pour nos petits estomacs. C'est que je ne pouvais m'empêcher d'admirer la nature humaine, même quelquefois quand elle est atroce. Par exemple, disais-je, on a condamné un homme à mort pour des placards, et le lendemain de son exécution on en trouve aux coins des rues de plus séditieux. On exécute un voleur, et, dans la foule, d'autres volent et s'exposent au supplice même qu'ils ont sous les yeux. Quel mépris de la mort et de la vie! Si les méchants n'avaient pas cette énergie dans le crime, les bons n'auraient pas la même énergie dans la vertu. Si l'homme affaibli ne peut plus se porter aux grands maux, il ne pourra plus se porter aux grands biens; en cherchant à l'amender d'un côté, vous le dégradez de l'autre. Si Tarquin n'ose violer Lucrèce, Scévola ne tiendra pas son poignet sur un brasier ardent; cela est singulier; on est en général assez mécontent des choses, et l'on n'y toucherait pas sans les empirer. En suivant la conversation sur la nature humaine, on en vint à cette question: Comment il arrivait que des sots réussissaient toujours, et des gens de sens échouaient en tout; en sorte qu'on dirait que les uns semblaient de toute éternité avoir été prédestinés au bonheur, et les autres à l'infortune? Je répondis que la vie était un jeu de hasard; que les sots ne jouaient pas assez longtemps pour recueillir le salaire de leur sottise, ni les gens sensés celui de leur circonspection; ils quittent les dés lorsque la chance allait tourner; en sorte que, selon moi, un sot fortuné et un homme d'esprit malheureux sont deux êtres qui n'ont pas assez vécu. Et puis voilà comme nous causons ici. Vous avez reçu deux de mes lettres à la fois, et moi deux des vôtres. Un écart d'imagination, dites-vous? une vivacité non réfléchie? Fort bien; mais des esprits mal faits qui en voudraient à notre bonheur ne s'y prendraient pas autrement. C'est ainsi qu'ils réussiraient à me rendre indifférent à ma Sophie et ma Sophie odieuse à sa mère; et où est la délicatesse? C'est un mot vide de sens, si elle ne consiste pas à pressentir les petites choses qui pourraient offenser, blesser, affliger, humilier, desservir, et à avoir pour ses amis et à leur dérober tous ces ménagements légers qu'ils ne sont pas en droit d'exiger des indifférents, et qu'ils attendraient inutilement de la grosse et ronde bienveillance de gens épais qui en sont incapables… Il faut que vous sachiez toutes deux que je vous rapproche sans cesse de l'idée que je me suis formée de votre esprit et de votre caractère, et que cette mesure n'est pas commune. La plupart des autres s'y trouveraient bien petits. Ces riens, que je ne ferai pas l'honneur à la foule de remarquer en elle, je vous les reprocherai durement, et je serais fâché que vous n'eussiez pas pour moi la même sévérité. Je veux que vous attendiez de moi tout ce que vous attendriez de Dieu, s'il avait ma bonté ou si j'avais sa puissance, et que vous soyez surprise toutes les fois que je tromperai votre attente. Si je suis quelquefois amant ombrageux et difficile, c'est que je meurs de passion pour vous; si je me fâche si vite contre elle, c'est que personne au monde ne l'estime plus que moi. Ô femmes! vous me serez bien indifférentes le jour que je vous laisserai dire et faire tout ce qu'il vous plaira! J'aime ceux qui me grondent, et je gronde volontiers ceux que j'aime; et, quand je ne gronde plus, je n'aime plus. De tous ceux qui me touchent de près, je suis celui que je gourmande le plus sévèrement et le plus fréquemment; si je me préfère en ce point à mes amis, c'est, tout bien considéré, que je suis encore plus curieux de me rendre bon moi-même que de rendre les autres meilleurs.

      Je suis bien aise pourtant que vous ne la reconnaissiez pas aux couleurs dont je l'ai peinte. Vous voyez que je vous réponds à présent à votre seconde lettre. C'est apparemment que, la colère conduisant le pinceau, les traits auront été exagérés. Cela me rappelle un mot plaisant du peintre Greuze contre Mme Geoffrin qui l'avait bien ou mal à propos contristé. «Mort-Dieu, disait-il, si elle me fâche, qu'elle y prenne garde, je la peindrai.» Moi, je dis le contraire de Greuze: Mort-Dieu, si elle me fâche encore, qu'elle y prenne garde, je ne la peindrai plus. Dites tout ce qui vous plaira de l'innocence de sa conduite avec le bon Marson et l'honnête Vialet. J'en appelle à son cœur, qui sait mieux que vous pourquoi je me comprends dans sa déclamation: c'est qu'elle s'adresse à tous les hommes, et que j'en suis un; et, si vous voulez en convenir, pendant que vous la lisiez, vous ne distinguiez personne; il a fallu que la réflexion et la justice vous ramenassent sur vos pas, que vous réclamassiez en faveur de votre ami, et que vous dissiez en vous-même: Ah! chère sœur! grâce pour celui-là! il n'en est pas. Il s'établissait donc entre elle et vous un dialogue où elle m'accusait et me jugeait, où vous me défendiez et appeliez de la sentence; j'étais donc condamné, et vous travailliez à m'absoudre d'une impression méditée par elle et peut-être même par vous. Celui qui blesse l'espèce humaine me blesse; celui qui décrie l'amitié, en général, tend à m'indisposer secrètement contre mes amis; celui qui se joue de la sincérité des serments passionnés devant celle que j'aime cherche à lui rendre ma conduite et mes sentiments suspects et m'indigne. Mais laissons cela.

      Je suis à présent à la Chevrette; c'est de là que je vous écris. Demain je serai de retour à Paris; nous avons trop de monde pour être bien. Dans les cohues, on se mêle; les indifférents s'interposent entre les amis, et ceux-ci ne se touchent plus. Hier j'étais à souper à côté de Mme d'Houdetot, qui disait: «Je me mariai pour aller dans le monde et voir le bal, la promenade, l'opéra et la comédie; et je n'allai point dans le monde, et je ne vis rien, et j'en fus pour mes frais.» Ces frais firent rire, comme vous pensez bien, et elle ajouta: «C'est mon voisin qui boit le vin, et c'est moi qui m'enivre.» En effet, j'avais à côté de moi un vin blanc délicieux que je ne dédaignais pas. Les voilà qui partent ce matin pour la chasse. Dieu soit loué! ils feront de l'exercice; nous serons un peu plus ensemble, et tout en ira mieux pour eux et pour nous.

      Je n'ai point vu Mlle Boileau; mais peu s'en est fallu que M. de Villeneuve ne m'ait enlevé en cabriolet pour me conduire ici. M. Grimm, qui l'avait rencontré à Paris, je ne sais où, lui en avait donné la commission, qu'il avait acceptée. Si M. Gillet a été un peu diligent, vous devez avoir votre boîte: je m'acquitterai de mes dettes à votre retour. Combien je vous embrasserai! j'en ai