Durkheim Émile

Le Suicide: Etude de Sociologie


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la même variété, mais ne résout ni affirmativement, ni négativement, la question de parenté entre individus de variétés différentes[56]».

      Ainsi posé, le problème de la constitution des races devient soluble; seulement, le mot est pris alors dans une acception tellement étendue, qu'il en devient indéterminé. Il ne désigne plus seulement les embranchements les plus généraux de l'espèce, les divisions naturelles et relativement immuables de l'humanité, mais des types de toute sorte. De ce point, de vue, en effet, chaque groupe de nations dont les membres, par suite des relations intimes qui les ont unis pendant des siècles, présentent des similitudes en partie héréditaires, constituerait une race. C'est ainsi qu'on parle parfois d'une race latine, d'une race anglo-saxonne, etc. Même, c'est seulement sous cette forme que les races peuvent être encore regardées comme des facteurs concrets et vivants du développement historique. Dans la mêlée des peuples, dans le creuset de l'histoire, les grandes races, primitives et fondamentales, ont fini par se confondre tellement les unes dans les autres qu'elles ont à peu près perdu toute individualité. Si elles ne se sont pas totalement évanouies, du moins, on n'en retrouve plus que de vagues linéaments, des traits épars qui ne se rejoignent qu'imparfaitement les uns les autres et ne forment pas de physionomies caractérisées. Un type humain que l'on constitue uniquement à l'aide de quelques renseignements, souvent indécis, sur la grandeur de la taille et sur la forme du crâne, n'a pas assez de consistance ni de détermination pour qu'on puisse lui attribuer une grande influence sur la marche des phénomènes sociaux. Les types plus spéciaux et de moindre étendue qu'on appelle des races au sens large du mot ont un relief plus marqué, et ils ont nécessairement un rôle historique, puisqu'ils sont des produits de l'histoire beaucoup plus que de la nature. Mais il s'en faut qu'ils soient objectivement définis. Nous savons bien mal, par exemple, à quels signes exacts la race latine se distingue de la race saxonne. Chacun en parle un peu à sa manière sans grande rigueur scientifique.

      Ces observations préliminaires nous avertissent que le sociologue ne saurait être trop circonspect quand il entreprend de chercher l'influence des races sur un phénomène social quel qu'il soit. Car, pour pouvoir résoudre de tels problèmes, encore faudrait-il savoir quelles sont les différentes races et comment elles se reconnaissent les unes des autres. Cette réserve est d'autant plus nécessaire que cette incertitude de l'anthropologie pourrait bien être due à ce fait que le mot de race ne correspond plus actuellement à rien de défini. D'une part, en effet, les races originelles n'ont plus guère qu'un intérêt paléontologique et, de l'autre, ces groupements plus restreints que l'on qualifie aujourd'hui de ce nom, semblent n'être que des peuples ou des sociétés de peuples, frères par la civilisation plus que par le sang. La race ainsi conçue finit presque par se confondre avec la nationalité.

      II

      Accordons, cependant, qu'il existe en Europe quelques grands types dont on aperçoit en gros les caractères les plus généraux et entre lesquels se répartissent les peuples et convenons de leur donner le nom de races. Morselli en distingue quatre: le type germanique, qui comprend, comme variétés, l'allemand, le scandinave, l'anglo-saxon, le flamand; le type celto-romain (belges, français, italiens, espagnols); le type slave et le type ouralo-altaïque. Nous ne mentionnons ce dernier que pour mémoire, car il compte trop peu de représentants en Europe pour qu'on puisse déterminer quels rapports il a avec le suicide. Il n'y a, en effet, que les Hongrois, les Finlandais et quelques provinces russes qui y puissent être rattachés. Les trois autres races se classeraient de la manière suivante selon l'ordre décroissant de leur aptitude au suicide: d'abord les peuples germaniques, puis les celto-romains, enfin les slaves[57].

      Mais ces différences peuvent-elles être réellement imputées à l'action de la race?

      L'hypothèse serait plausible si chaque groupe de peuples réunis ainsi sous un même vocable avait pour le suicide une tendance d'intensité à peu près égale. Mais il existe entre nations de même race les plus extrêmes divergences. Tandis que les Slaves, en général, sont peu enclins à se tuer, la Bohême et la Moravie font exception. La première compte 158 suicides par million d'habitants et la seconde 136, alors que la Carniole n'en a que 46, la Croatie 30, la Dalmatie 14. De même, de tous les peuples celto-romains, la France se distingue par l'importance de son apport, 150 suicides par million, tandis que l'Italie, à la même époque, n'en donnait qu'une trentaine et l'Espagne moins encore. Il est bien difficile d'admettre, comme le veut Morselli, qu'un écart aussi considérable puisse s'expliquer par ce fait que les éléments germaniques sont plus nombreux en France que dans les autres pays latins. Étant donné surtout que les peuples qui se séparent ainsi de leurs congénères sont aussi les plus civilisés, on est en droit de se demander si ce qui différencie les sociétés et les groupes soi-disant ethniques, ce n'est pas plutôt l'inégal développement de leur civilisation.

      Entre les peuples germaniques, la diversité est encore plus grande. Des quatre groupes qu'on rattache à cette souche, il en est trois qui sont beaucoup moins enclins au suicide que les Slaves et que les Latins. Ce sont les Flamands qui ne comptent que 50 suicides (par million), les Anglo-saxons qui n'en ont que 70[58]; quant aux Scandinaves, le Danemark, il est vrai, présente Le chiffre élevé de 268 suicides, mais la Norwège n'en a que 74,5 et la Suède que 84. Il est donc impossible d'attribuer le taux des suicides danois à la race, puisque, dans les deux pays où cette race est le plus pure, elle produit des effets contraires. En somme, de tous les peuples germaniques, il n'y a que les Allemands qui soient, d'une manière générale, fortement portés au suicide. Si donc nous prenions les termes dans un sens rigoureux, il ne pourrait plus être ici question de race, mais de nationalité. Cependant, comme il n'est pas démontré qu'il n'y ait pas un type allemand qui soit, en partie, héréditaire, on peut convenir d'étendre jusqu'à cette extrême limite le sens du mot et dire que, chez les peuples de race allemande, le suicide est plus développé que dans la plupart des sociétés celto-romaines, slaves ou même anglo-saxonnes et scandinaves. Mais c'est tout ce qu'on peut conclure des chiffres qui précèdent. En tout état de cause, ce cas est le seul où une certaine influence des caractères ethniques pourrait être, à la rigueur, soupçonnée. Encore allons-nous voir que, en réalité, la race n'y est pour rien.

      En effet, pour pouvoir attribuer à cette cause le penchant des Allemands pour le suicide, il ne suffit pas de constater qu'il est général en Allemagne; car cette généralité pourrait être due à la nature propre de la civilisation allemande. Mais il faudrait avoir démontré que ce penchant est lié à un état héréditaire de l'organisme allemand, que c'est un trait permanent du type, qui subsiste alors même que le milieu social est changé. C'est à cette seule condition que nous pourrons y voir un produit de la race. Cherchons donc si, en dehors de l'Allemagne, alors qu'il est associé à la vie d'autres peuples et acclimaté à des civilisations différentes, l'Allemand garde sa triste primauté.

      L'Autriche nous offre, pour répondre à la question, une expérience toute faite. Les Allemands y sont mêlés, dans des proportions très différentes selon les provinces, à une population dont les origines ethniques sont tout autres. Voyons donc si leur présence a pour effet de faire hausser le chiffre des suicides. Le tableau VII (V. ci-dessous) indique pour chaque province, en même temps que le taux moyen des suicides pendant la période quinquennale 1872-77, l'importance numérique des éléments allemands. C'est d'après la nature des idiomes employés qu'on a fait la part des différentes races; quoique ce critère ne soit pas d'une exactitude absolue, c'est pourtant le plus sûr dont on puisse se servir.

      Tableau VII

       Comparaison des provinces autrichiennes au point de vue du suicide et de la race.

      Il nous est impossible d'apercevoir dans ce tableau, que nous empruntons à Morselli lui-même, la moindre trace de l'influence allemande. La Bohême, la Moravie et la Bukovine qui comprennent seulement de 37 à 9 % d'Allemands ont une moyenne de suicides (140) supérieure à celle de la Styrie, de la Carinthie et de la Silésie (125) où les Allemands sont pourtant en grande majorité. De même, ces derniers pays, où se trouve pourtant une importante minorité de Slaves, dépassent, pour ce qui regarde le suicide, les trois seules provinces où la population est tout entière allemande,