de l'autre; c'est seulement quand il s'établit entre eux une sorte de conflit, qu'on peut arriver à savoir lequel est déterminant. Si les désordres mentaux jouent le rôle essentiel qu'on leur a parfois prêté, ils doivent révéler leur présence par des effets caractéristiques, alors même que les conditions sociales tendent à les neutraliser; et inversement, celles-ci doivent être empêchées de se manifester quand les conditions individuelles agissent en sens inverse. Or les faits suivants démontrent que c'est le contraire qui est la règle:
1° Toutes les statistiques établissent que, dans les asiles d'aliénés, la population féminine est légèrement supérieure à la population masculine. Le rapport varie selon les pays, mais, comme le montre le tableau suivant, il est, en général, de 54 ou 55 femmes pour 46 ou 43 hommes:
Koch a réuni les résultats du recensement effectué dans onze États différents sur l'ensemble de la population aliénée. Sur 166.675 fous des deux sexes, il a trouvé 78.584 hommes et 88.091 femmes, soit 1,18 aliénés pour 1.000 habitants du sexe masculin et 1,30 pour 1.000 habitants de l'autre sexe[29]. Mayr de son côté a trouvé des chiffres analogues.
Tableau IV[30]
Part de chaque sexe dans le chiffre total des suicides.
On s'est, demandé, il est vrai, si cet excédent de femmes ne venait pas simplement de ce que la mortalité des fous est supérieure à celle des folles. En fait, il est certain que, en France, sur 100 aliénés qui meurent dans les asiles, il y a environ 55 hommes. Le nombre plus considérable de sujets féminins recensés à un moment donné ne prouverait donc pas que la femme a une plus forte tendance à la folie, mais seulement que, dans cette condition comme d'ailleurs dans toutes les autres, elle survit mieux que l'homme. Mais il n'en reste pas moins acquis que la population existante d'aliénés compte plus de femmes que d'hommes; si donc, comme il semble légitime, on conclut des fous aux nerveux, on doit admettre qu'il existe à chaque moment plus de neurasthéniques dans le sexe féminin que dans l'autre. Par conséquent, s'il y avait entre le taux des suicides et la neurasthénie un rapport de cause à effet, les femmes devraient se tuer plus que les hommes. Tout au moins devraient-elles se tuer autant. Car même en tenant compte de leur moindre mortalité et en corrigeant en conséquence les indications des recensements, tout ce qu'on en pourrait conclure, c'est qu'elles ont pour la folie une prédisposition sensiblement égale à celle de l'homme; leur plus faible dîme mortuaire et la supériorité numérique qu'elles accusent dans tous les dénombrements d'aliénés se compensent, en effet, à peu près exactement. Or, bien loin que leur aptitude à la mort volontaire soit ou supérieure on équivalente à celle de l'homme, il se trouve que le suicide est une manifestation essentiellement masculine. Pour une femme qui se tue, il y a, en moyenne, 4 hommes qui se donnent la mort (V. Tableau IV, ci-dessus). Chaque sexe a donc pour le suicide un penchant défini, qui est même constant pour chaque milieu social. Mais l'intensité de cette tendance ne varie aucunement comme le facteur psychopathique, qu'on évalue ce dernier d'après le nombre des cas nouveaux enregistrés chaque année ou d'après celui des sujets recensés au même moment.
2° Le tableau V permet de comparer l'intensité de la tendance à la folie dans les différents cultes.
Tableau V[31]
Tendance à la folie dans les différentes confessions religieuses.
On voit que la folie est beaucoup plus fréquente chez les juifs que dans les autres confessions religieuses; il y a donc tout lieu de croire que les autres affections du système nerveux y sont également dans les mêmes proportions. Or, tout au contraire, le penchant au suicide y est très faible. Nous montrerons même plus loin que c'est la religion où il a le moins de force[32]. Par conséquent, dans ce cas, le suicide varie en raison inverse des états psychopathiques, bien loin d'en être le prolongement. Sans doute, il ne faudrait pas conclure de ce fait que les tares nerveuses et cérébrales pussent jamais servir de préservatifs contre le suicide; mais il faut qu'elles aient bien peu d'efficacité pour le déterminer, puisqu'il peut s'abaisser à ce point au moment même où elles atteignent leur plus grand développement.
Si l'on compare seulement les catholiques aux protestants, l'inversion n'est pas aussi générale; cependant elle est très fréquente. La tendance des catholiques à la folie n'est inférieure à celle des protestants que 4 fois sur 12 et encore l'écart entre eux est-il très faible. Nous verrons, au contraire, au tableau XVIII[33] que, partout, sans aucune exception, les premiers se tuent beaucoup moins que les seconds.
3° Il sera établi plus loin[34] que, dans tous les pays, la tendance au suicide croît régulièrement depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse la plus avancée. Si, parfois, elle régresse après 70 ou 80 ans, le recul est très léger; elle reste toujours à cette période de la vie deux et trois fois plus forte qu'à l'époque de la maturité. Inversement, c'est pendant la maturité que la folie éclate avec le plus de fréquence. C'est vers la trentaine que le danger est le plus grand; au delà il diminue, et c'est pendant la vieillesse qu'il est, et de beaucoup, le plus faible[35]. Un tel antagonisme serait inexplicable si les causes qui font varier le suicide et celles qui déterminent les troubles mentaux n'étaient pas de nature différente.
Si l'on compare létaux des suicides à chaque âge, non plus avec la fréquence relative des cas nouveaux de folie qui se produisent à la même période, mais avec l'effectif proportionnel de la population aliénée, l'absence de tout parallélisme n'est pas moins évidente. C'est vers 35 ans que les fous sont le plus nombreux relativement à l'ensemble de la population. La proportion reste à peu près la même jusque vers 60 ans; au delà elle diminue rapidement. Elle est donc minima quand le taux des suicides est maximum et, auparavant, il est impossible d'apercevoir aucune relation régulière entre les variations qui se produisent de part et d'autre[36].
4° Si l'on compare les différentes sociétés au double point de vue du suicide et de la folie, on ne trouve pas davantage de rapport entre les variations de ces deux phénomènes. Il est vrai que la statistique de l'aliénation mentale n'est pas faite avec assez de précision pour que ces comparaisons internationales puissent être d'une exactitude très rigoureuse. Il est cependant remarquable que les deux tableaux suivants, que nous empruntons à deux auteurs différents, donnent des résultats sensiblement concordants.
Tableau VI
Rapports du suicide et de la folie dans les différents pays d'Europe.
Ainsi les pays où il y a le moins de fous sont ceux où il y a le plus de suicides; le cas de la Saxe est particulièrement frappant. Déjà, dans sa très bonne étude sur le suicide en Seine-et-Marne, le docteur Leroy avait fait une observation analogue. «Le plus souvent, dit-il, les localités où l'on rencontre une proportion notable de maladies mentales en ont également une de suicides. Cependant les deux maxima peuvent être complètement séparés. Je serais même disposé à croire qu'à côté de pays assez heureux… pour n'avoir ni maladies mentales ni suicides… il en est où les maladies mentales ont seules fait leur apparition». Dans d'autres localités c'est l'inverse qui se produit[38].
Morselli, il est vrai, est arrivé à des résultats un peu différents[39]. Mais c'est d'abord qu'il a confondu sous le titre commun d'aliénés les fous proprement dits et les idiots[40]. Or, ces deux affections sont très différentes, surtout au point de vue de l'action qu'elles peuvent être soupçonnées d'avoir sur le suicide. Loin d'y prédisposer, l'idiotie paraît plutôt en être un préservatif; car les idiots sont, dans les campagnes, beaucoup plus nombreux que dans les villes, tandis que les suicides y sont beaucoup plus rares. Il importe donc de distinguer deux états aussi contraires quand on cherche à déterminer la part des différents troubles névropathiques dans le taux des morts volontaires. Mais, même en les confondant, on n'arrive pas à établir un parallélisme régulier entre le