Emile Zola

La Débâcle


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foutre dehors!

      Alors, avec cette facilité des foules à changer de passion, les soldats acclamèrent le caporal, qui répétait son serment de casser la gueule au premier de son escouade qui parlerait de ne pas se battre. Bravo, le caporal! on allait vite régler son affaire à Bismarck!

      Et, au milieu de la sauvage ovation, Jean, calmé, dit poliment à

      Maurice, comme s'il ne se fût pas adressé à un de ses hommes:

      – Monsieur, vous ne pouvez pas être avec les lâches… Allez, nous ne sommes pas encore battus, c'est nous qui finirons bien par les rosser un jour, les Prussiens!

      À cette minute, Maurice sentit un chaud rayon de soleil lui couler jusqu'au coeur. Il restait troublé, humilié. Quoi? Cet homme n'était donc pas qu'un rustre? Et il se rappelait l'affreuse haine dont il avait brûlé, en ramassant son fusil, jeté dans une minute d'inconscience. Mais il se rappelait aussi son saisissement, à la vue des deux grosses larmes du caporal, lorsque la vieille grand'mère, ses cheveux gris au vent, les insultait, en montrant le Rhin, là-bas, derrière l'horizon. Était-ce la fraternité des mêmes fatigues et des mêmes douleurs, subies ensemble, qui emportait ainsi sa rancune? Lui, de famille bonapartiste, n'avait jamais rêvé la république qu'à l'état théorique; et il se sentait plutôt tendre pour la personne de l'empereur, il était pour la guerre, la vie même des peuples. Tout d'un coup, l'espoir lui revenait, dans une de ces sautes d'imagination qui lui étaient familières; tandis que l'enthousiasme qui l'avait, un soir, poussé à s'engager, battait de nouveau en lui, gonflant son coeur d'une certitude de victoire.

      – Mais c'est certain, caporal, dit-il gaiement, nous les rosserons!

      Le wagon roulait, roulait toujours, emportant sa charge d'hommes, dans l'épaisse fumée des pipes et l'étouffante chaleur des corps entassés, jetant aux stations anxieuses qu'on traversait, aux paysans hagards, plantés le long des haies, ses obscènes chansons en une clameur d'ivresse. Le 20 août on était à Paris, à la gare de Pantin, et le soir même on repartait, on débarquait le lendemain à Reims, en route pour le camp de Châlons.

      III

      À sa grande surprise, Maurice vit que le 106e descendait à Reims et recevait l'ordre d'y camper. On n'allait donc pas à Châlons rejoindre l'armée? Et, lorsque, deux heures plus tard, son régiment eut formé les faisceaux, à une lieue de la ville, du côté de Courcelles, dans la vaste plaine qui s'étend le long du canal de l'Aisne à la Marne, son étonnement grandit encore, en apprenant que toute l'armée de Châlons se repliait depuis le matin et venait bivouaquer en cet endroit. En effet, d'un bout de l'horizon à l'autre, jusqu'à Saint-Thierry et à la Neuvillette, au delà même de la route de Laon, des tentes se dressaient, les feux de quatre corps d'armée flamberaient là le soir. Évidemment, le plan qui avait prévalu était d'aller prendre position sous Paris, pour y attendre les Prussiens. Et il en fut très heureux. N'était-ce pas le plus sage?

      Cette après-midi du 21, Maurice la passa à flâner au travers du camp, en quête de nouvelles. On était très libre, la discipline semblait s'être relâchée encore, les hommes s'écartaient, rentraient à leur fantaisie. Lui, tranquillement, finit par retourner à Reims, où il voulait toucher un bon de cent francs, qu'il avait reçu de sa soeur Henriette. Dans un café, il entendit un sergent parler du mauvais esprit des dix-huit bataillons de la garde mobile de la Seine, qu'on venait de renvoyer à Paris: le 6e bataillon surtout avait failli tuer ses chefs. Là-bas, au camp, journellement, les généraux étaient insultés, et les soldats ne saluaient même plus le maréchal De Mac-Mahon, depuis Froeschwiller. Le café s'emplissait de voix, une violente discussion éclata entre deux bourgeois paisibles, au sujet du nombre d'hommes que le maréchal allait avoir sous ses ordres. L'un parlait de trois cent mille, c'était fou. L'autre, plus raisonnable, énumérait les quatre corps: le 12e, péniblement complété au camp, à l'aide de régiments de marche et d'une division d'infanterie de marine; le 1er, dont les débris arrivaient débandés depuis le 14, et dont on reformait tant bien que mal les cadres; enfin, le 5e, défait sans avoir combattu, emporté, disloqué dans la déroute, et le 7e qui débarquait, démoralisé lui aussi, amoindri de sa première division, qu'il venait seulement de retrouver à Reims, en pièces; au plus, cent vingt mille hommes, en comptant la cavalerie de réserve, les divisions Bonnemain et Margueritte. Mais le sergent s'étant mêlé à la querelle, en traitant avec un mépris furieux cette armée, un ramassis d'hommes sans cohésion, un troupeau d'innocents menés au massacre par des imbéciles, les deux bourgeois, pris d'inquiétude, craignant d'être compromis, filèrent.

      Dehors, Maurice tâcha de se procurer des journaux. Il se bourra les poches de tous les numéros qu'il put acheter; et il les lisait en marchant, sous les grands arbres des magnifiques promenades qui bordent la ville. Où étaient donc les armées allemandes? Il semblait qu'on les eût perdues. Deux sans doute se trouvaient du côté de Metz: la première, celle que le général Steinmetz commandait, surveillant la place; la seconde, celle du prince Frédéric-Charles, tâchant de remonter la rive droite de la Moselle, pour couper à Bazaine la route de Paris. Mais la troisième armée, celle du prince royal de Prusse, l'armée victorieuse à Wissembourg et à Froeschwiller, et qui poursuivait le 1er corps et le 5e, où était-elle réellement, au milieu du gâchis des informations contradictoires? Campait-elle encore à Nancy? Arrivait-elle devant Châlons, pour qu'on eût quitté le camp avec une telle hâte, en incendiant les magasins, des objets d'équipement, des fourrages, des provisions de toutes sortes? Et la confusion, les hypothèses les plus contraires recommençaient d'ailleurs, à propos des plans qu'on prêtait aux généraux. Maurice, comme séparé du monde, apprit seulement alors les événements de Paris: le coup de foudre de la défaite sur tout un peuple certain de la victoire, l'émotion terrible des rues, la convocation des chambres, la chute du ministère libéral qui avait fait le plébiscite, l'empereur déchu de son titre de général en chef, forcé de passer le commandement suprême au maréchal Bazaine. Depuis le 16, l'empereur était au camp de Châlons, et tous les journaux parlaient d'un grand conseil, tenu le 17, où avaient assisté le prince Napoléon et des généraux; mais ils ne s'accordaient guère entre eux sur les véritables décisions prises, en dehors des faits qui en résultaient: le général Trochu nommé gouverneur de Paris, le maréchal De Mac-Mahon mis à la tête de l'armée de Châlons, ce qui impliquait le complet effacement de l'empereur. On sentait un effarement, une irrésolution immenses, des plans opposés, qui se combattaient, qui se succédaient d'heure en heure. Et toujours cette question: où donc étaient les armées allemandes? Qui avait raison, de ceux qui prétendaient Bazaine libre, en train d'opérer sa retraite par les places du nord, ou de ceux qui le disaient déjà bloqué sous Metz? Un bruit persistant courait de gigantesques batailles, de luttes héroïques soutenues du 14 au 20, pendant toute une semaine, sans qu'il s'en dégageât autre chose qu'un formidable retentissement d'armes, lointain et perdu.

      Alors, Maurice, les jambes cassées de fatigue, s'assit sur un banc. La ville, autour de lui, semblait vivre de sa vie quotidienne, et des bonnes, sous les beaux arbres, surveillaient des enfants, tandis que les petits rentiers faisaient d'un pas ralenti leur habituelle promenade. Il avait repris ses journaux, lorsqu'il tomba sur un article qui lui avait échappé, l'article d'une feuille ardente de l'opposition républicaine. Brusquement, tout s'éclaira. Le journal affirmait que, dans le conseil du 17, tenu au camp de Châlons, la retraite de l'armée sur Paris avait été décidée, et que la nomination du général Trochu n'était faite que pour préparer la rentrée de l'empereur. Mais il ajoutait que ces résolutions venaient de se briser devant l'attitude de l'impératrice-régente et du nouveau ministère. Pour l'impératrice, une révolution était certaine, si l'empereur reparaissait. On lui prêtait ce mot: «il n'arriverait pas vivant aux Tuileries». Aussi voulait-elle, de toute son entêtée volonté, la marche en avant, la jonction quand même avec l'armée de Metz, soutenue d'ailleurs par le général de Palikao, le nouveau ministre de la guerre, qui avait un plan de marche foudroyante et victorieuse, pour donner la main à Bazaine. Et, le journal glissé sur les genoux, Maurice maintenant, les regards perdus, croyait tout comprendre: les deux plans qui se combattaient, les hésitations du maréchal De Mac- Mahon à entreprendre cette marche de flanc si dangereuse avec des troupes peu solides, les ordres impatients, de plus en plus irrités, qui lui arrivaient de Paris, qui le poussaient à