de général en chef dont il venait d'investir le maréchal Bazaine, n'étant plus absolument rien, une ombre d'empereur, indéfinie et vague, une inutilité sans nom et encombrante, dont on ne savait quoi faire, que Paris repoussait et qui n'avait plus de place dans l'armée, depuis qu'il s'était engagé à ne pas même donner un ordre.
Cependant, le lendemain matin, après une nuit orageuse, qu'il dormit hors de la tente, roulé dans sa couverture, ce fut un soulagement pour Maurice, d'apprendre que, décidément, la retraite sur Paris l'emportait. On parlait d'un nouveau conseil, tenu la veille au soir, auquel assistait l'ancien vice-empereur, M Rouher, envoyé par l'impératrice pour hâter la marche sur Verdun, et que le maréchal semblait avoir convaincu du danger d'un pareil mouvement. Avait-on reçu de mauvaises nouvelles de Bazaine? On n'osait l'affirmer. Mais l'absence de nouvelles même était significative, tous les officiers de quelque bon sens se prononçaient pour l'attente sous Paris, dont on allait être ainsi l'armée de secours. Et, convaincu qu'on se replierait dès le lendemain, puisqu'on disait les ordres donnés, Maurice, heureux, voulut satisfaire une envie d'enfant qui le tourmentait: celle d'échapper pour une fois à la gamelle, de déjeuner quelque part sur une nappe, d'avoir devant lui une bouteille, un verre, une assiette, toutes ces choses dont il lui semblait être privé depuis des mois. Il avait de l'argent, il fila le coeur battant, comme pour une fredaine, cherchant une auberge.
Ce fut, au delà du canal, à l'entrée du village de Courcelles, qu'il trouva le déjeuner rêvé. La veille, on lui avait dit que l'empereur était descendu dans une maison bourgeoise de ce village; et il y était venu flâner par curiosité, il se souvenait d'avoir vu, à l'angle de deux routes, ce cabaret avec sa tonnelle, d'où pendaient de belles grappes de raisin, déjà dorées et mûres. Sous la vigne grimpante, il y avait des tables peintes en vert, tandis que, dans la vaste cuisine, par la porte grande ouverte, on apercevait l'horloge sonore, les images d'Épinal collées parmi les faïences, l'hôtesse énorme activant le tournebroche. Derrière, s'étendait un jeu de boules. Et c'était bon enfant, gai et joli, toute la vieille guinguette Française.
Une belle fille, de poitrine solide, vint lui demander, en montrant ses dents blanches:
– Est-ce que monsieur déjeune?
– Mais oui, je déjeune!.. Donnez-moi des oeufs, une côtelette, du fromage!.. Et du vin blanc!
Il la rappela.
– Dites, n'est-ce pas dans une de ces maisons que l'empereur est descendu?
– Tenez! Monsieur, dans celle qui est là devant nous… Vous ne voyez pas la maison, elle est derrière ce grand mur que des arbres dépassent.
Alors, il s'installa sous la tonnelle, déboucla son ceinturon pour être plus à l'aise, choisit sa table, sur laquelle le soleil, filant à travers les pampres, jetait des palets d'or. Et il revenait toujours à ce grand mur jaune, qui abritait l'empereur. C'était en effet une maison cachée, mystérieuse, dont on ne voyait pas même les tuiles du dehors. L'entrée donnait de l'autre côté, sur la rue du village, une rue étroite, sans une boutique, ni même une fenêtre, qui tournait entre des murailles mornes. Derrière, le petit parc faisait comme un îlot d'épaisse verdure, parmi les quelques constructions voisines. Et là, il remarqua, à l'autre bord de la route, encombrant une large cour, entourée de remises et d'écuries, tout un matériel de voitures et de fourgons, au milieu d'un va-et-vient continu d'hommes et de chevaux.
– Est-ce que c'est pour l'empereur, tout ça? demanda-t-il, croyant plaisanter, à la servante, qui étalait sur la table une nappe très blanche.
– Pour l'empereur tout seul, justement! répondit-elle de son bel air de gaieté, heureuse de montrer ses dents fraîches.
Et, renseignée sans doute par les palefreniers, qui, depuis la veille, venaient boire, elle énuméra: l'état-major composé de vingt-cinq officiers, les soixante cent-gardes et le peloton de guides du service d'escorte, les six gendarmes du service de la prévôté; puis, la maison, comprenant soixante-treize personnes, des chambellans, des valets de chambre et de bouche, des cuisiniers, des marmitons; puis, quatre chevaux de selle et deux voitures pour l'empereur, dix chevaux pour les écuyers, huit pour les piqueurs et les grooms, sans compter quarante-sept chevaux de poste; puis, un char à bancs, douze fourgons à bagages, dont deux, réservés aux cuisiniers, avaient fait son admiration par la quantité d'ustensiles, d'assiettes et de bouteilles qu'on y apercevait, en bel ordre.
– Oh! Monsieur, on n'a pas idée de ces casseroles! ça luit comme des soleils… Et toutes sortes de plats, de vases, de machines qui servent je ne peux pas même vous dire à quoi!.. Et une cave, oui! Du Bordeaux, du Bourgogne, du Champagne, de quoi donner une fameuse noce!
Dans la joie de la nappe très blanche, ravi du vin blanc qui étincelait dans son verre, Maurice mangea deux oeufs à la coque, avec une gourmandise qu'il ne se connaissait pas. À gauche, lorsqu'il tournait la tête, il avait, par une des portes de la tonnelle, la vue de la vaste plaine, plantée de tentes, toute une ville grouillante qui venait de pousser parmi les chaumes, entre le canal et Reims. À peine quelques maigres bouquets d'arbres tachaient-ils de vert la grise étendue. Trois moulins dressaient leurs bras maigres. Mais, au-dessus des confuses toitures de Reims, que noyaient des cimes de marronniers, le colossal vaisseau de la cathédrale se profilait dans l'air bleu, géant malgré la distance, à côté des maisons basses. Et des souvenirs de classe, des leçons apprises, ânonnées, revenaient dans sa mémoire: le sacre de nos rois, la sainte ampoule, Clovis, Jeanne D'Arc, toute la glorieuse vieille France.
Puis, comme Maurice, envahi de nouveau par l'idée de l'empereur, dans cette modeste maison bourgeoise, si discrètement close, ramenait les yeux sur le grand mur jaune, il fut surpris d'y lire, charbonné en énormes lettres, ce cri: vive Napoléon! à côté d'obscénités maladroites, démesurément grossies. La pluie avait lavé les lettres, l'inscription, évidemment, était ancienne. Quelle singulière chose, sur cette muraille, ce cri du vieil enthousiasme guerrier, qui acclamait sans doute l'oncle, le conquérant, et non le neveu! Déjà, toute son enfance renaissait, chantait dans ses souvenirs, lorsque, là-bas, au Chesne-Populeux, dès le berceau, il écoutait les histoires de son grand-père, un des soldats de la grande armée. Sa mère était morte, son père avait dû accepter un emploi de percepteur, dans cette faillite de la gloire qui avait frappé les fils des héros, après la chute de l'empire; et le grand-père vivait là, d'une infime pension, retombé à la médiocrité de cet intérieur de bureaucrate, n'ayant d'autre consolation que de conter ses campagnes à ses petits- enfants, les deux jumeaux, le garçon et la fille, aux mêmes cheveux blonds, dont il était un peu la mère. Il installait Henriette sur son genou gauche, Maurice sur son genou droit, et c'était pendant des heures des récits homériques de batailles.
Les temps se confondaient, cela semblait se passer en dehors de l'histoire, dans un choc effroyable de tous les peuples. Les anglais, les autrichiens, les Prussiens, les russes, défilaient tour à tour et ensemble, au petit bonheur des alliances, sans qu'il fût toujours possible de savoir pourquoi les uns étaient battus plutôt que les autres. Mais, en fin de compte, tous étaient battus, inévitablement battus à l'avance, dans une poussée d'héroïsme et de génie qui balayait les armées comme de la paille. C'était Marengo, la bataille en plaine, avec ses grandes lignes savamment développées, son impeccable retraite en échiquier, par bataillons, silencieux et impassibles sous le feu, la légendaire bataille perdue à trois heures, gagnée à six, où les huit cents grenadiers de la garde consulaire brisèrent l'élan de toute la cavalerie autrichienne, où Desaix arriva pour mourir et pour changer la déroute commençante en une immortelle victoire. C'était Austerlitz, avec son beau soleil de gloire dans la brume d'hiver, Austerlitz débutant par la prise du plateau de Pratzen, se terminant par la terrifiante débâcle des étangs glacés, tout un corps d'armée russe s'effondrant sous la glace, les hommes, les bêtes, dans un affreux craquement, tandis que le Dieu Napoléon, qui avait naturellement tout prévu, hâtait le désastre à coups de boulets. C'était Iéna, le tombeau de la puissance Prussienne, d'abord des feux de tirailleurs à travers le brouillard d'octobre, l'impatience de Ney qui manque de tout compromettre, puis l'entrée en ligne d'Augereau qui le dégage, le grand choc dont la violence emporte le centre ennemi, enfin la panique, le sauve-qui-peut d'une cavalerie trop vantée, que nos hussards sabrent ainsi