Emile Zola

La Débâcle


Скачать книгу

ses troupes, condamné à traîner derrière lui l'ironie de sa maison impériale, ses cent-gardes, ses voitures, ses chevaux, ses cuisiniers, ses fourgons de casseroles d'argent et de vin de Champagne, toute la pompe de son manteau de cour, semé d'abeilles, balayant le sang et la boue des grandes routes de la défaite.

      À minuit, Maurice ne dormait pas encore. Une insomnie fiévreuse, traversée de mauvais rêves, le faisait se retourner sous la tente. Il finit par en sortir, soulagé d'être debout, de respirer l'air froid, fouetté de vent. Le ciel s'était couvert de gros nuages, la nuit devenait très sombre, un infini morne de ténèbres, que les derniers feux mourants des fronts de bandière éclairaient de rares étoiles. Et, dans cette paix noire, comme écrasée de silence, on sentait la respiration lente des cent mille hommes qui étaient couchés là. Alors, les angoisses de Maurice s'apaisèrent, une fraternité lui vint, pleine de tendresse indulgente pour tous ces vivants endormis, dont bientôt des milliers dormiraient du sommeil de la mort. Braves gens tout de même! Ils n'étaient guère disciplinés, ils volaient et buvaient. Mais que de souffrances déjà, et que d'excuses, dans l'effondrement de la nation entière! Les vétérans glorieux de Sébastopol et de Solférino n'étaient déjà plus que le petit nombre, encadrés parmi des troupes trop jeunes, incapables d'une longue résistance. Ces quatre corps, formés et reconstitués à la hâte, sans liens solides entre eux, c'était l'armée de la désespérance, le troupeau expiatoire qu'on envoyait au sacrifice, pour tenter de fléchir la colère du destin. Elle allait monter son calvaire jusqu'au bout, payant les fautes de tous du flot rouge de son sang, grandie dans l'horreur même du désastre.

      Et Maurice, à ce moment, au fond de l'ombre frissonnante, eut la conscience d'un grand devoir. Il ne cédait plus à l'espérance vantarde de remporter les victoires légendaires. Cette marche sur Verdun, c'était une marche à la mort, et il l'acceptait avec une résignation allègre et forte, puisqu'il fallait mourir.

      IV

      Le 23 août, un mardi, à six heures du matin, le camp fut levé, les cent mille hommes de l'armée de Châlons s'ébranlèrent, coulèrent bientôt en un ruissellement immense, comme un fleuve d'hommes, un instant épandu en lac, qui reprend son cours; et, malgré les rumeurs qui avaient couru la veille, ce fut une grande surprise pour beaucoup, de voir qu'au lieu de continuer le mouvement de retraite, on tournait le dos à Paris, allant là-bas, vers l'est, à l'inconnu.

      À cinq heures du matin, le 7e corps n'avait pas encore de cartouches. Depuis deux jours, les artilleurs s'épuisaient, pour débarquer les chevaux et le matériel, dans la gare encombrée des approvisionnements qui refluaient de Metz. Et ce fut au dernier moment que des wagons chargés de cartouches furent découverts parmi l'inextricable pêle-mêle des trains, et qu'une compagnie de corvée, dont Jean faisait partie, put en rapporter deux cent quarante mille, sur des voitures réquisitionnées à la hâte. Jean distribua les cent cartouches réglementaires à chacun des hommes de son escouade, au moment même où Gaude, le clairon de la compagnie, sonnait le départ.

      Le 106e ne devait pas traverser Reims, l'ordre de marche était de tourner la ville, pour rejoindre la grande route de Châlons. Mais, cette fois encore, on avait négligé d'échelonner les heures, de sorte que les quatre corps d'armée étant partis ensemble, il se produisit une extrême confusion, à l'entrée des premiers tronçons de routes communes. L'artillerie, la cavalerie, à chaque instant, coupaient et arrêtaient les lignes de fantassins. Des brigades entières durent attendre pendant une heure, l'arme au pied. Et le pis, ce fut qu'un épouvantable orage éclata, dix minutes à peine après le départ, une pluie diluvienne qui trempa les hommes jusqu'aux os, alourdissant sur leurs épaules le sac et la capote. Le 106e, pourtant, avait pu se remettre en marche, comme la pluie cessait; tandis que, dans un champ voisin, des zouaves, forcés d'attendre encore, avaient trouvé, pour prendre patience, le petit jeu de se battre à coups de boules de terre, des paquets de boue dont l'éclaboussement, sur les uniformes, soulevait des tempêtes de rire.

      Presque aussitôt, le soleil reparut, un soleil triomphal, dans la chaude matinée d'août. Et la gaieté revint, les hommes fumaient comme une lessive, étendue au grand air: très vite ils furent secs, pareils à des chiens crottés, retirés d'une mare, plaisantant des sonnettes de fange durcie qu'ils emportaient à leurs pantalons rouges. À chaque carrefour, il fallait s'arrêter encore. Tout au bout d'un faubourg de Reims, il y eut une dernière halte, devant un débit de boissons qui ne désemplissait pas.

      Alors, Maurice eut l'idée de régaler l'escouade, comme souhait de bonne chance à tous.

      – Caporal, si vous le permettez…

      Jean, après une courte hésitation, accepta un petit verre. Et il y avait là Loubet et Chouteau, ce dernier sournoisement respectueux, depuis que le caporal faisait sentir sa poigne; et il y avait également Pache et Lapoulle, deux braves garçons, lorsqu'on ne leur montait pas la tête.

      – À votre santé, caporal! dit Chouteau d'une voix de bon apôtre.

      – À la vôtre, et que chacun tâche de rapporter sa tête et ses pieds! Répondit Jean avec politesse, au milieu d'un rire approbateur.

      Mais on partait, le capitaine Beaudoin s'était approché d'un air choqué, pendant que le lieutenant Rochas affectait de tourner la tête, indulgent à la soif de ses hommes. Déjà, l'on filait sur la route de Châlons, un interminable ruban, bordé d'arbres, allant d'un trait, tout droit, parmi l'immense plaine, des chaumes à l'infini, que bossuaient çà et là de hautes meules et des moulins de bois, agitant leurs ailes. Plus au nord, des files de poteaux télégraphiques indiquaient d'autres routes, où l'on reconnaissait les lignes sombres d'autres régiments en marche. Beaucoup même coupaient à travers champs, en masses profondes. Une brigade de cavalerie, en avant, sur la gauche, trottait dans un éblouissement de soleil. Et tout l'horizon désert, d'un vide triste et sans bornes, s'animait, se peuplait ainsi de ces ruisseaux d'hommes débordant de partout, de ces coulées intarissables de fourmilière géante.

      Vers neuf heures, le 106e quitta la route de Châlons, pour prendre, à gauche, celle de Suippe, un autre ruban tout droit, à l'infini. On marchait par deux files espacées, laissant le milieu de la route libre. Les officiers s'y avançaient à l'aise, seuls; et Maurice avait remarqué leur air soucieux, qui contrastait avec la belle humeur, la satisfaction gaillarde des soldats, heureux comme des enfants de marcher enfin. Même, l'escouade se trouvant presque en tête, il apercevait de loin le colonel, M De Vineuil, dont l'allure sombre, la grande taille raidie, balancée au pas du cheval, le frappait. On avait relégué la musique à l'arrière, avec les cantines du régiment. Puis, accompagnant la division, venaient les ambulances et le train des équipages, que suivait le convoi du corps tout entier, un immense convoi, des fourragères, des fourgons fermés pour les provisions, des chariots pour les bagages, un défilé de voitures de toutes sortes, qui tenait plus de cinq kilomètres, et dont, aux rares coudes de la route, on apercevait l'interminable queue. Enfin, à l'extrême bout, des troupeaux fermaient la colonne, une débandade de grands boeufs piétinant dans un flot de poussière, la viande encore sur pied, poussée à coups de fouet, d'une peuplade guerrière en migration.

      Cependant, Lapoulle, de temps à autre, remontait son sac, d'un haussement d'épaule. Sous le prétexte qu'il était le plus fort, on le chargeait des ustensiles communs à toute l'escouade, la grande marmite et le bidon, pour la provision d'eau. Cette fois même, on lui avait confié la pelle de la compagnie, en lui persuadant que c'était un honneur. Et il ne se plaignait pas, il riait d'une chanson dont Loubet, le ténor de l'escouade, charmait la longueur de la route. Loubet, lui, avait un sac célèbre, dans lequel on trouvait de tout: du linge, des souliers de rechange, de la mercerie, des brosses, du chocolat, un couvert et une timbale, sans compter les vivres réglementaires, des biscuits, du café; et, bien que les cartouches y fussent aussi, qu'il y eût encore, sur le sac, la couverture roulée, la tente-abri et ses piquets, tout cela paraissait léger, tellement il savait, selon son mot, bien faire sa malle.

      – Foutu pays tout de même! répétait de loin en loin Chouteau, en jetant un regard de mépris sur ces plaines mornes de la Champagne pouilleuse.

      Les vastes étendues de terre crayeuse continuaient, se succédaient sans fin. Pas une ferme, pas une âme, rien que des vols de corbeaux tachant de noir