Domenico Villano

L’utopie Pragmatique


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comme des princes. Ils arboraient des chemises impeccables, des chaussures toute neuves et des cheveux soigneusement peignés. Il devait sans doute se trouver dans une ville de rois. Il avait entendu parler des villes, de leur saleté, de la misère du peuple et de la grande richesse des seigneurs, enfermés dans leur palais et défendus par leur cour. Mais qui étaient tous ces messieurs dans ce wagon souterrain? Aucun n’avait le visage brûlé par le soleil. Il y avait bien quelques jeunes garçons à la peau rougeâtre, mais il s’agissait d’une couleur étrange, comme s’ils s’étaient dépêchés de s’immerger dans une baignoire pleine de rayons de soleil. Procolo regardait les mains de ceux qui s’agrippaient aux montants tubulaires du wagon pour ne pas perdre l’équilibre. Elles ne ressemblaient en rien aux siennes. Aucune callosité, aucune cicatrice. Elles étaient fines et propres; les ongles bien soignés et longs, plus longs encore que ceux du marquis de De Suricis, l’homme le plus cultivé et le plus riche de Roccafiniterre, son village bien-aimé, où il avait passé presque toute sa vie. Et maintenant, Dieu sait où il se trouvait. À vrai dire, il ne se souvenait pas comment il était arrivé dans ce curieux engin souterrain, mais il était prêt à tout pour retrouver le chemin de la maison. Il tenta de demander des informations à un des passagers, mais, malheureusement, celui-ci arrivait à peine à comprendre ce que Procolo lui disait. Il avait des dents bien droites, comme il n’en avait jamais encore vu, et il parlait une langue qu’il avait déjà entendue une fois, lorsqu’il avait dû aller devant le juge, dans un immense bâtiment de Benevento, pour ce problème de poulets qu’il avait empruntés au poulailler de Mariuccia, sans en demander la permission. Heureusement, cette fois-là, il s’en était bien sorti, avec seulement quelques nuits passées en cellule.

      Mais comme il était curieux, ce monsieur aux dents toutes droites, il parlait à Procolo comme s’il était un accusé. Et quelles manières il avait ! Il avait perdu patience après deux tentatives infructueuses et s’était plongé dans la lecture d’un gros livre, lui qui n’était même pas curé! Dans ce wagon, c’était chacun pour soi; personne ne se parlait. Certains passagers lisaient un livre ou un journal, d’autres fixaient le vide, hébétés. Il y en avait bien deux ou trois qui bavardaient dans le jargon des juges, cette fois peut-être un peu plus compréhensible, mais la plupart d’entre eux étaient aux prises avec de drôles d’engins lumineux en métal, parfois pourvus de longues protubérances caoutchouteuses allant jusqu’aux oreilles, et qui ressemblaient à celui du docteur pour mesurer la tension ou qui sait quoi. Procolo était encore tout absorbé par ses observations quand le métro arriva à la Station Centrale et, aussitôt, la foule se précipita convulsivement vers les escaliers mécaniques. Des escaliers mécaniques – en voilà une sorcellerie ! – pensa notre personnage, tandis qu’entraîné par le flot de bras, de jambes et de sacs, il gravissait les escaliers de marbre, serré entre ces deux serpents métalliques, montant et descendant, qui étaient surchargés de personnes. À peine sorti des profondeurs, il fut happé par un tourbillon de lumières, de bruits et de gens et perdit tout sens d’orientation. Il sentit alors ses jambes se dérober, la sueur froide couler sur son front et il s’effondra sur le sol, sans connaissance. Ce ne fut qu’après quelques heures qu’il fut réveillé par un jeune garçon qui, heureusement, prononçait des mots qui ressemblaient à ceux de sa langue. Il parvenait enfin à comprendre quelqu’un. Il s’appelait Mike, il avait seize ans et venait d’Amérique. – De l’Amérique? – demanda Procolo surpris – Et qu’est-ce que tu fais ici? Et pourquoi tu parles comme les gens de la Rocca?

      Le jeune garçon proposa au vieux paysan de l’accompagner chez sa tante Pina, qui habitait dans le quartier de la Forcella, tout près d’ici. Chez elle, il pourrait manger quelque chose et reprendre des forces et, chemin faisant, il aurait la réponse à toutes ses questions. Procolo accepta son invitation et se remit péniblement debout. Alors qu’ils marchaient le long du Corso Umberto, Mike expliqua au vieil homme que son arrière-grand-père avait immigré en Amérique, où il avait finalement trouvé un travail de marchand de fleurs en Pennsylvanie. Lui, il avait appris le dialecte grâce à sa grand-mère, la mémoire vivante des origines italiennes de sa famille. Ce jour-là, Mike revenait de la Rocca et il se trouvait, lui aussi, à la station de métro. Cependant, il eut aussi beaucoup de mal à s’orienter dans cette station bondée, car il ne parlait que l’anglais et le dialecte de la Rocca, et il ne comprenait pratiquement pas l’italien. À sa grande déception, même les quelques jeunes de son âge de la Rocca ne comprenaient pas le dialecte de sa grand-mère; il avait juste réussi à échanger deux mots avec des vieillards, âgés de plus de quatre-vingts ans, assis au bar du village.

      Les voitures passaient à toute allure sur l’avenue et le jeune garçon manipulait sans arrêt cet engin lumineux. Les filles déambulaient sans une once de pudeur, vêtues de pantalons ou de shorts et, parfois même, en montrant leur ventre! Procolo finit par avoir la conviction que, par quelque étrange sortilège, il avait été propulsé une centaine d’années au moins dans le futur. Le calendrier lumineux d’une pharmacie affichait le 11/08/2016. Il n’était pas allé à l’école mais, heureusement, il avait appris à calculer pour ne pas se faire arnaquer au marché. Les jours suivants, Procolo se délecta des commodités offertes par la modernité. Il mangea de la viande à satiété, comme si c’était Pâques tous les jours. La nourriture était tellement exquise et raffinée dans le futur et cette armoire froide était un don du ciel! Sans parler de tous les appareils qui envahissaient la maison et, surtout, cette boîte, appelée «Télévision», qui racontait les nouvelles du journal, même à lui, qui ne savait pas lire. Avec Mike, il alla acheter des habits neufs, comme personne du village n’en avait jamais eus, et qui devaient coûter autant qu’un sac de pommes de terre. Grâce aux appareils lumineux, les fameux téléphones portables, on pouvait parler et même voir les personnes de l’Amérique et faire des tas d’autres choses encore. Les jeux vidéo restaient définitivement un mystère pour lui mais, en revanche, la calculatrice et l’appareil photographique, minuscule et tellement sophistiqué, l’emballaient. Mike et sa tante l’emmenèrent faire un tour avec l'Automobile et lui firent voir, en une seule journée, des endroits merveilleux, distants de plusieurs dizaines de kilomètres les uns des autres; lui, il aurait mis des mois à les atteindre avec sa mule. Un jour, ils allèrent même à Rome avec un vaisseau volant, appelé «avion». Procolo était terrorisé, mais il fut un peu rassuré en voyant qu’il n’était pas le seul, car, autour de lui, des personnes âgées avaient la sueur au front et les yeux écarquillés exactement comme lui. Après le décollage, son émerveillement dissipa toutes ses craintes; la vue du ciel était encore plus belle que celle du massif du Matese, qu’il avait gravi une fois. Il y avait tellement de maisons qu’il n’arrivait pas à les compter, ni même à imaginer combien de personnes habitaient dans cette ville. Il avait toujours rêvé de venir à Rome, de franchir les portes du Vatican et d’écouter le Pape. Sa sainteté venait aussi de l’Amérique et parlait comme un magistrat. Mais au fond, lui aussi, il commençait à parler «Litaiano» et à caresser l’idée que, peut-être, un jour, il pourrait être juge. Un matin, il était seul dans la maison de la Forcella. Assis sur le balcon, il regardait les étrangers qui, en contrebas, marchandaient des objets faits dans ce caoutchouc plastique. Il en avait vu des tas dans les magasins et autant dans les poubelles. Aux dires de Mike, chacun de ces engins avait une fonction spécifique et indispensable, mais lui, il ne parvenait pas comprendre, il ne voyait tout simplement pas leur utilité. Il songea à sa maison qui commençait à lui manquer et à la Rocca. Ils y étaient tous allés une fois, mais ce n’était plus comme dans ses souvenirs.